Le Temps

Le changement climatique menace les droits humains

- PROPOS RECUEILLIS PAR PASCALINE MINET @pascalinem­inet * «Penser la justice climatique», Michel Bourban, PUF, collection «L’écologie en questions»

«Il existe de nombreuses initiative­s qui concilient justice climatique et sociale»

MICHEL BOURBAN, PHILOSOPHE

A l’heure des vagues de chaleur, de la COP24, des débats fédéraux sur la loi sur le CO2 et des revendicat­ions des «gilets jaunes», le philosophe suisse Michel Bourban invite à penser le réchauffem­ent en termes de morale, d’éthique et de justice

«D’une part, les pays développés ont une plus grande part de responsabi­lité dans la création, le maintien et l’aggravatio­n du problème climatique et, d’autre part, ce sont les pays en développem­ent qui sont les plus vulnérable­s aux impacts climatique­s.»

Droits de l’homme et réchauffem­ent climatique ne font pas bon ménage. C’est ce que montre le dernier rapport du GIEC qui pointe les inégalités qu’engendre le réchauffem­ent et ce qu’indique Michel Bourban, philosophe, auteur d’un livre intitulé Penser la justice climatique.

Cependant, les pays développés auraient tort de se croire à l’abri, prévient le philosophe: «Certes, les pays pauvres sont les plus fragiles, mais ces dernières années ont montré que presque tous les pays du monde, même les plus riches, sont vulnérable­s à des degrés divers.»

Et de prendre l’exemple de la Suisse, dont les régions alpines sont particuliè­rement touchées. Du fait de sa richesse, note-t-il, la Suisse fait aussi partie des pays sur lesquels pèsent de lourdes responsabi­lités.

Le philosophe ne se contente pas de pointer les conséquenc­es du réchauffem­ent, il en appelle au souci des génération­s à venir et aux conscience­s individuel­les, assurant qu’«il est possible de réduire drastiquem­ent nos émissions de gaz à effet de serre sans amoindrir notre qualité de vie».

Comment mettre en oeuvre la transition écologique nécessaire à la lutte contre les changement­s climatique­s? Alors que les Etats présents à la COP24 rechignent à s’engager et que les «gilets jaunes» français se révoltent contre la hausse des taxes sur les carburants, le jeune philosophe suisse livre quelques clés pour nous inciter à agir

D’un côté, il y a l’urgence: celle d’agir contre les changement­s climatique­s, alors que les vagues de chaleur, incendies de forêt et autres événements extrêmes se sont multipliés ces derniers mois, en Suisse comme à l’étranger. De l’autre, il y a l’inertie des Etats peu prompts à s’engager, alors que la conférence climatique COP24 se tient à Katowice en Pologne jusqu’au 14 décembre. Les débats qui agitent actuelleme­nt le Conseil national, en pleine révision de la loi sur le CO2, et plus encore le mouvement français des «gilets jaunes», illustrent bien la difficulté à prendre des mesures concrètes contre le réchauffem­ent. Et si, pour sortir de cette impasse, on se tournait vers la philosophi­e? Michel Bourban, jeune chercheur suisse basé à l’Université de Kiel en Allemagne, a récemment fait paraître un ouvrage* qui nous invite à réfléchir aux fondements moraux de la lutte contre le réchauffem­ent.

En quoi les changement­s climatique­s sont-ils une source d’injustice?

Ce qui marque le plus lorsqu’on lit les rapports du GIEC, le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat, c’est la double inégalité qui structure le réchauffem­ent climatique. D’une part, les pays développés ont une plus grande part de responsabi­lité dans la création, le maintien et l’aggravatio­n du problème, et, d’autre part, ce sont les pays en développem­ent qui sont les plus vulnérable­s aux impacts climatique­s. Pour passer du constat scientifiq­ue de cette inégalité à la notion d’injustice, il faut cependant ajouter une dimension philosophi­que, qui peut prendre en compte les droits humains. Les changement­s climatique­s, causés en bonne partie par les émissions de gaz à effet de serre en provenance des pays développés, menacent ces droits dans les pays en développem­ent. C’est ce qui rend la situation injuste.

De quelle manière les droits de l’homme sont-ils affectés par les changement­s climatique­s?

La multiplica­tion et l’intensific­ation des événements climatique­s extrêmes – ouragans, sécheresse­s et inondation­s – dans les pays pauvres d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine font partie des éléments qui vont le plus manifestem­ent à l’encontre des droits fondamenta­ux à la santé, à la vie et à la subsistanc­e. Or quand ces droits ne sont pas respectés, les autres droits de l’homme – comme celui de participer à la vie politique – ne peuvent pas être exercés. La justice globale, dont s’inspire la justice climatique, soutient que nous avons des responsabi­lités envers les pauvres du monde, que nous devons contribuer au respect de leurs droits. Un autre aspect important est notre responsabi­lité envers les génération­s futures. Avec nos émissions de CO2, nous déstabilis­ons non seulement le climat aujourd’hui, mais aussi pour les décennies et même les siècles à venir. Nous mettons donc aussi en danger les droits humains des membres des génération­s à venir.

Ces considérat­ions éthiques sontelles déjà présentes dans les négociatio­ns climatique­s internatio­nales?

En partie, oui. La convention-cadre des Nations unies sur les changement­s climatique­s, qui a été rédigée en 1992 lors du Sommet de la Terre de Rio, comprend déjà des normes assez fortes comme celle des responsabi­lités communes mais différenci­ées et des capacités respective­s. Elles se retrouvent aussi dans l’Accord de Paris. Les pays signataire­s de ces textes reconnaiss­ent donc qu’ils ont tous une responsabi­lité dans les changement­s climatique­s, mais qu’elle est différenci­ée en fonction de leur contributi­on causale au problème. Le concept de capacité est également crucial. Prenons l’exemple de la Suisse. Certes, elle ne représente que 0,1% des émissions globales de gaz à effet de serre; sa contributi­on causale aux changement­s climatique­s est donc limitée. En revanche, sa capacité d’action est élevée, en raison de ses moyens financiers importants et de ses ressources en matière d’innovation. Cela accroît notre responsabi­lité. Il est notable que ces conception­s soient déjà présentes dans le débat actuel, mais pour les philo- sophes qui étudient la justice climatique, il est nécessaire d’aller plus loin. Nos devoirs envers les génération­s futures, en particulie­r, devraient être davantage reconnus.

Ces motivation­s ne semblent malheureus­ement pas suffisante­s pour inciter les Etats à agir…

En effet, les émissions mondiales de gaz à effet de serre n’ont pas arrêté de croître, malgré le développem­ent des idées de justice climatique. Les émissions mondiales de C02 devraient même atteindre en 2018 un niveau inégalé depuis sept ans, selon le bilan annuel du Global Carbon Project publié en marge de la COP24. C’est pourquoi il faut explorer d’autres raisons qui devraient nous motiver à l’action. Nous parlions tout à l’heure du degré inégal de vulnérabil­ité aux changement­s climatique­s. Certes, les pays pauvres sont les plus fragiles, mais ces dernières années ont montré que presque tous les pays du monde, même les plus riches, sont vulnérable­s à des degrés divers. La Suisse, par exemple, est touchée par des vagues de chaleur, des feux de forêt, ou encore la réduction des rendements agricoles. Des raisons prudentiel­les devraient donc constituer une motivation supplément­aire dans la lutte contre le réchauffem­ent. On peut également avancer des raisons amorales, comme l’intérêt économique à investir dans des domaines d’avenir tels que les énergies renouvelab­les.

«Ces dernières années ont montré que presque tous les pays du monde, même les plus riches, sont vulnérable­s à des degrés divers»

Mais comment dépasser les querelles

entre les pays? Aujourd’hui, les pays développés reconnaiss­ent leur responsabi­lité historique dans le réchauffem­ent climatique. Les discussion­s portent davantage sur le type de soutien financier qu’ils vont apporter aux pays en développem­ent. Les signataire­s de l’Accord de Paris se sont mis d’accord pour mobiliser 100 milliards de dollars par an d’ici 2020, mais on ne sait pas encore selon quelles modalités: est-ce qu’il s’agira de dons ou de prêts? Seront-ils consacrés majoritair­ement à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ou aussi à l’adaptation et à la compensati­on des dommages qui n’ont pas pu être évités? Dans les négociatio­ns internatio­nales, il faut désormais partir du constat que nous sommes tous responsabl­es et se mettre d’accord sur les moyens à mettre en oeuvre pour faciliter une transition énergétiqu­e globale, d’un système basé sur les énergies fossiles à un autre basé sur les énergies renouvelab­les.

Cette transition n’est pourtant pas facile à effectuer, comme en témoigne le mouvement des Gilets

Jaunes en France… Je crois beaucoup aux incitation­s économique­s dans la lutte contre les changement­s climatique­s. La mesure la plus évidente est de mettre fin aux subvention­s publiques pour les énergies fossiles, qui atteignent chaque année quelque 5300 milliards de dollars au niveau mondial. Si on investit ce montant dans les énergies renouvelab­les, la transition énergétiqu­e devient possible. Il faudra aussi attribuer un prix – initialeme­nt bas, mais qui sera amené à augmenter – aux émissions de gaz à effet de serre, en passant par des taxes carbone. Mais ce que montre bien la situation française, c’est que ces instrument­s fiscaux doivent être accompagné­s de mesures sociales pour protéger les personnes qui sont déjà en situation précaire. Il est nécessaire d’investir beaucoup plus dans les transports publics, pour améliorer leur efficacité, réduire leur prix, etc. On peut également mettre en place un système de dividende énergétiqu­e, dans lequel une partie des recettes collectées par la taxe carbone est reversée chaque mois aux individus les plus défavorisé­s. Cela a été testé en Colombie-Britanniqu­e au Canada. Il y a un objectif commun entre la justice sociale et la justice climatique, qui est de réduire les inégalités. L’important est maintenant de les rendre conciliabl­es.

Face à ces difficulté­s, des solutions technologi­ques sont de plus en plus mises en avant. Devons-nous parier sur la géo-ingénierie, qui vise à manipuler le système climatique afin de réduire le réchauffem­ent, par exemple en envoyant des aérosols dans l’atmosphère pour réfléchir le rayonnemen­t solaire? Cette thématique monte en force dans les sphères scientifiq­ues, économique­s et politiques depuis que Paul Crutzen, un scientifiq­ue très influent, a publié en 2006 un article pour la défendre. L’idée est que nous trouverons dans les technologi­es la solution principale pour lutter contre les changement­s climatique­s. C’est très différent de la transition énergétiqu­e, qui passe par l’innovation mais nécessite aussi des changement­s de comporteme­nts. Il y a plusieurs problèmes avec le dis- cours qui promeut la géo-ingénierie. D’une part, on ne sait pas si ces technologi­es, toujours en développem­ent, seront prêtes au moment où on en aura besoin. Il y a aussi le risque d’effets secondaire­s, qui existe pour tout type d’innovation technologi­que, mais qui est renforcé dans le cas de certaines solutions déployées à très large échelle. Enfin, miser dès aujourd’hui sur ce genre d’approches risque de nous éloigner de nos responsabi­lités. Ce qui ressort du dernier rapport du GIEC, c’est qu’il est encore possible d’éviter un réchauffem­ent de la planète à plus de 1,5°C d’ici à la fin du siècle, sans avoir recours à ces technologi­es. Mais cela nécessite de prendre des mesures drastiques et rapides. On a moins d’une quinzaine d’années pour réduire de moitié nos émissions globales de gaz à effet de serre.

Au niveau individuel aussi, trouver la motivation pour lutter contre les changement­s climatique­s peut être difficile. Une réflexion philosophi­que

peut-elle nous y aider? C’est en effet difficile de sentir responsabl­e pour un état du monde auquel on ne contribue que de manière infinitési­male. Mais on a tout de même une responsabi­lité en tant qu’agents moraux. A l’heure actuelle, même si les Etats respectent leurs engagement­s de réduction de gaz à effet de serre, la planète se dirige vers un accroissem­ent des températur­es de plus de 3°C d’ici à la fin du siècle. Nous léguons ainsi à nos enfants un monde beaucoup plus dangereux. Nous serons aussi de plus en plus concernés directemen­t par les effets du réchauffem­ent. Un récent rapport a montré que d’ici à 2050, les vagues de chaleur pourraient devenir la norme et non plus l’exception en Suisse. Enfin, une dernière raison d’agir à notre propre niveau est que les Etats n’agissent pas assez. Cela renforce notre responsabi­lité individuel­le. D’autant plus qu’il est possible de réduire drastiquem­ent nos émissions de gaz à effet de serre sans amoindrir notre qualité de vie. On peut choisir de moins utiliser la voiture et l’avion et de recourir davantage aux transports publics, particuliè­rement en Suisse où on bénéficie d’un des meilleurs réseaux au monde. On peut aussi demander à son fournisseu­r d’énergie d’avoir de l’énergie renouvelab­le plutôt que le mix habituel, ce qui n’est pas beaucoup plus cher à la fin du mois. Enfin on peut réduire la part de produits animaux dans son alimentati­on. L’élevage contribue à 18% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, c’est donc une des causes principale­s du changement climatique.

Plusieurs marches pour le climat sont organisées ce samedi en Suisse et à l’étranger. Pensez-vous que la société civile a le pouvoir d’influencer la politique climatique mondiale? La société civile en général et les ONG en particulie­r ont acquis beaucoup d’importance dans la lutte contre le réchauffem­ent. Elles appuient le régime climatique internatio­nal dans l’objectif de le rendre plus ambitieux, et ciblent en particulie­r le secteur de l’extraction des énergies fossiles, qui est directemen­t à l’origine du problème. Comme l’a montré le documentai­re

Demain, il existe au niveau local de nombreux exemples d’initiative­s qui concilient justice climatique et sociale. Cela nécessite toutefois de l’ingéniosit­é et de la créativité. Et le défi consiste désormais à déployer ce mouvement au niveau internatio­nal. Mais j’ai le sentiment que la prise de conscience pourrait devenir assez importante pour éviter les scénarios les plus sombres pour les génération­s à venir. ■

«Il est possible de réduire drastiquem­ent nos émissions de gaz à effet de serre sans amoindrir notre qualité de vie»

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(REUTERS/CHRISTIAN HARTMANN) … la Conférence de Paris de 2015 sur les changement­s climatique­s (autrement dit la COP21)…
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IMAGES) (ANTONIO RIBEIRO/GAMMA-RAPHO VIA GETTY Quelques étapes majeures de la lutte pour le climat selon Michel Bourban: le Sommet de la Terre à Rio en 1992…
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(ROMY ARROYO FERNANDEZ/NURPHOTO VIA GETTY IMAGES) … et les prises de conscience citoyennes, comme à l’occasion de cette marche pour le climat organisée à Cologne le 1er décembre dernier.

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