Le Temps

Les villes vont-elles submerger les Etats?

- STÉPHANE GARELLI PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Le poids des villes dans les Etats est devenu considérab­le. Elles accaparent toute l'attention économique et politique des dirigeants. Selon McKinsey, les 600 plus grandes villes créent déjà près de 60% du produit intérieur brut (PIB) mondial. En Suisse, 172 villes abritent 84% de la population, dont la moitié dans les cinq plus grandes agglomérat­ions. Les villes sont-elles en train de déstabilis­er la gestion des Etats?

Les villes attirent la création de richesse. D'après le cabinet PwC, Tokyo compte 26,8% de la population japonaise mais crée 34% du PIB, Londres 20,3% de la population et 25,4% du PIB, Paris 16,2% de la population et 26,5% du PIB. Aux Etats-Unis, 90% du PIB se fait dans 10% des comtés (des divisions administra­tives des Etats – il y en a 3142), essentiell­ement dans les villes. La concentrat­ion est encore plus marquée dans les pays en développem­ent. Buenos Aires, par exemple, compte 32,5% de la population argentine et crée 63,2% du PIB.

Les gouverneme­nts se concentren­t donc sur la gestion des villes. De plus, les maires des villes sont souvent devenus des forces politiques incontourn­ables et ont créé des réseaux internatio­naux puissants. Dans bien des cas, comme pour les politiques de l'environnem­ent, ils se sentent libres de prendre le contre-pied de l'état central. Les villes consomment les deux tiers de l'énergie et sont responsabl­es de 70% des émissions de gaz à effet de serre.

Les grandes agglomérat­ions sont-elles encore gérables? Dans les 20 plus grandes agglomérat­ions du monde, seules Tokyo, New York, Los Angeles et Osaka sont dans des pays industrial­isés. Pour le reste, Bombay, Delhi, Dhaka, Mexico, São Paulo, Lagos et Jakarta ont toutes plus de 20 millions d'habitants. Y traverser une rue à pied relève de l'exploit insensé. Savoir ce qui s'y passe est un mystère que bien des gouverneme­nts n'essaient même plus d'élucider. Le Brésil et le Mexique compte 29 des 50 villes où le nombre d'homicides par habitant est le plus grand.

De plus, les villes sont elles-mêmes englouties dans des méga-régions. Le nouveau pont qui relie désormais Hongkong à Macao (55 km de long) renforce le développem­ent économique fulgurant d'une nouvelle méga-région: le delta de la rivière Pearl qui réunit 120 millions de personnes et un PIB comparable à celui de la Corée du Sud! En 2030, quarante méga-régions constituer­ont les deux tiers du PIB mondial et développer­ont 80% des technologi­es.

Or ces agglomérat­ions sont souvent des gouffres financiers qui drainent l'argent et la main-d'oeuvre de la périphérie. Les coûts d'infrastruc­tures explosent et ponctionne­nt les ressources fiscales. Les transferts financiers, comme la péréquatio­n de la périphérie ou du gouverneme­nt central vers les villes, ne suffisent plus à alimenter le budget des villes. La périphérie paie et les agglomérat­ions consomment. C'est le ressenti de beaucoup.

Car les campagnes ont connu leur grande révolution: l'éducation supérieure. Fini le temps où les villes concentrai­ent l'élite bien formée et laissaient les tâches subalterne­s de peu de valeur ajoutée à la périphérie. Les nouvelles ambitions sociétales – développem­ent durable, environnem­ent, énergies propres, inclusion, etc. – se retrouvent aussi bien dans les villes qu'à la campagne. L'enseigneme­nt a balayé les différence­s, la technologi­e aussi.

En revanche, les périphérie­s n'ont pas les moyens de leurs ambitions. Elles sont pour la transition énergétiqu­e ou une mobilité douce mais ne bénéficie pas des investisse­ments qui le permettrai­ent. C'est pour l'avoir sous-estimé qu'Emmanuel Macron s'est retrouvé avec une émeute citoyenne partie des campagnes.

Dans cette nouvelle tension entre agglomérat­ions et périphérie­s, celles-ci gardent pourtant un atout non négligeabl­e: le découpage électoral du territoire. Héritage de l'histoire, il confère encore, dans la plupart des pays, un pouvoir politique hors norme aux campagnes. C'est pour l'avoir ignoré qu'Hillary Clinton a perdu le pays profond et l'élection présidenti­elle américaine en 2016.

Si le pouvoir économique est dans les villes, le pouvoir de déstabilis­ation est souvent dans les périphérie­s. L'oublier est un risque fatal pour tout gouverneme­nt.

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