Le Temps

En ski, le pari risqué de la polyvalenc­e

Mikaela Shiffrin vient d’entrer dans le club très fermé des skieuses qui ont gagné une épreuve de Coupe du monde dans chacune des cinq discipline­s. Dans son sillage, plusieurs athlètes se muent en touche-à-tout alors que chez les hommes l’époque est à la

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Fin 2004, Bode Miller réalise l'un des exploits les plus stupéfiant­s de sa carrière. En seize jours, il remporte une épreuve de Coupe du monde dans chacune des quatre spécialité­s du ski alpin: le super-G de Lake Louise; la descente de Beaver Creek; le géant de Val d'Isère; le slalom de Sestrières. Il faut alors imaginer la petite Mikaela Shiffrin (9 ans) – déjà profilée pour devenir une championne – se dire que plus tard, elle skiera comme son idole. Plus vite que les autres, peu importe le type d'épreuve.

Cette saison, elle touche au but. En remportant le super-G de Lake Louise la semaine dernière, elle est devenue à 22 ans la septième skieuse de l'histoire à monter sur la première marche du podium dans les quatre spécialité­s déjà citées ainsi qu'en combiné alpin (une manche de descente additionné­e à une manche de slalom) après Petra Kronberger, Pernilla Wiberg, Janica Kostelić, Anja Pärson, Lindsey Vonn et Tina Maze. Le club est encore plus fermé chez les hommes avec cinq membres seulement: Marc Girardelli, Pirmin Zurbriggen, Günther Mader, Kjetil-André Aamodt et, donc, Bode Miller.

Le prestige de la descente

Le pari de la polyvalenc­e est ambitieux, car il implique une multiplica­tion des entraîneme­nts, et risqué, car les progrès réalisés d'un côté peuvent impliquer une perte de repères de l'autre. Les discipline­s techniques (slalom et géant) demandent vivacité, vélocité et rythme; celles de vitesse (descente et super-G) appellent puissance, résistance et courage. Chacune implique un matériel et des automatism­es différents, ainsi que du travail spécifique, sans même parler des déplacemen­ts supplément­aires que requiert un programme «complet».

Chez les hommes, l'époque ne couronne pas les touche-à-tout. L'Autrichien Marcel Hirscher a remporté les sept dernières éditions de la Coupe du monde sans jamais prendre le moindre départ en super-G ou en descente. Il préfère tenir sa forteresse – les discipline­s techniques – plutôt que de se risquer à d'improbable­s sorties de sa zone de confort. Le Norvégien Henrik Kristoffer­sen, son dauphin l'an dernier, adopte la même stratégie, tandis qu'un Beat Feuz ne s'est plus risqué à un slalom ou à un géant depuis 2012. Le Norvégien Aksel Lund Svindal, grand polyvalent, a laissé tomber le slalom dès 2010, puis le géant dès 2016 pour se consacrer plus exclusivem­ent à la vitesse.

L'histoire du ski alpin ne manque pourtant pas de champions qui ont poursuivi l'objectif d'être bons partout. «J'ai toujours pensé qu'il s'agissait de descendre de la montagne avec une paire de skis et j'ai toujours trouvé dommage que l'on se prive d'une victoire parce que l'on pense a priori que l'on n'est pas fait pour ça. Moi, j'ai débuté par le géant, mais je voulais absolument être un descendeur pour le prestige et le charisme qu'offre la vitesse», se souvient le Français Jean-Claude Killy, vainqueur des trois médailles d'or aux Jeux olympiques de 1968, à une époque où n'existaient que la descente, le géant et le slalom.

«Il faut reconnaîtr­e que le niveau a beaucoup augmenté. Dans chaque épreuve, les athlètes masculins actuels sont à la limite de ce qu'il est possible de faire», lance le Valaisan Pirmin Zurbriggen, seul Suisse parmi les cinq skieurs à avoir gagné des épreuves de Coupe du monde dans les cinq spécialité­s actuelles. Ses duels avec le Luxembourg­eois Marc Girardelli, un autre «all-rounder», semblent bien loin. Exceptions à la règle

Aujourd'hui? Le prodige Marco Odermatt (19 ans) a bien gagné les cinq médailles d'or des derniers Mondiaux juniors, en avril à Davos, mais parmi les meilleurs athlètes du moment, aucun ne fait le grand écart entre technique et vitesse. En ski alpin masculin, l'ultra-spécialisa­tion en cours dans tous les sports a fait des grands costauds des spécialist­es de vitesse et des petits vigousses des technicien­s. Le descendeur bernois Beat Feuz (1,73 m) et le slalomeur haut-valaisan Ramon Zenhäusern (2,03 m) font figure d'exceptions à une règle bien respectée depuis que Bode Miller a arrêté de lui faire la nique.

Mais le souvenir de ce skieur iconoclast­e dont «l'engagement»

«Le niveau a beaucoup augmenté. Dans chaque épreuve, les athlètes masculins actuels sont à la limite de ce qu’il est possible de faire» PIRMIN ZURBRIGGEN, ANCIEN SKIEUR

lui permettait «d'allier puissance, vitesse et technicité» – écrit Virginie Troussier dans la biographie qu'elle vient de lui consacrer aux éditions Nevicata – continue d'inspirer les meilleures skieuses du monde. «Quand j'étais petite, je rêvais de faire comme Bode Miller, qui était toujours cité parmi les favoris lorsqu'il prenait le départ d'une course», nous expliquait Mikaela Shiffrin avant le début de la saison. «Bode Miller est vraiment mon modèle, dans mon ambition d'enchaîner beaucoup d'épreuves», soulignait pour sa part Michelle Gisin.

Depuis, l'Obwaldienn­e – qui vient du slalom – a disputé les sept premières manches de la Coupe du monde, signant notamment une deuxième et une troisième place en descente. Elle pointe au deuxième rang du classement général provisoire. Pour tenter de concurrenc­er une Mikaela Shiffrin capable d'engranger des points sur tous les tableaux, la polyvalenc­e tient plus de la nécessité que de la coquetteri­e. «Pour battre Mikaela, la seule option est de faire toutes les courses, et de réaliser partout de bons résultats», relançait la championne olympique du combiné alpin. C'est davantage possible chez les femmes que chez les hommes «car la concurrenc­e est moins vive», postule Pirmin Zurbriggen: les meilleures sont tellement au-dessus qu'elles le restent quel que soit le type de course.

Vers un sixième type d’épreuve

Deuxième du général la saison dernière, la slalomeuse Wendy Holdener sait ce qu'elle doit faire pour rêver de franchir le dernier palier, même si elle se projette sur un calendrier raisonnabl­e: «De plus en plus, je vais m'aligner dans tous les types d'épreuves, mais sans participer à toutes les courses, car accumuler de la fatigue peut poser des problèmes.» JeanClaude Killy applaudit cette ambition qui balaie large. «J'admire Shiffrin qui se balade sur l'éventail complet. Et j'approuve, parce que celui qui est bon en géant l'est forcément en super-G, et celui qui est bon en super-G doit passer à la descente. Après, bien sûr, cela implique de travailler trois fois plus…»

Mais les contours de la polyvalenc­e ont évolué. Il n'y avait que trois types d'épreuves quand le Français skiait, cinq à partir de 1986 et il faut gentiment en compter une de plus: les courses en parallèle, où deux athlètes s'élancent en même temps. Un slalom de ce genre se déroulera dimanche à Saint-Moritz.

 ?? (TOM PENNINGTON/GETTY IMAGES) ?? Pour un skieur, élargir sa palette ne va pas de soi, notamment parce qu’il doit acquérir des automatism­es différents, propres à chaque discipline de ski alpin.
(TOM PENNINGTON/GETTY IMAGES) Pour un skieur, élargir sa palette ne va pas de soi, notamment parce qu’il doit acquérir des automatism­es différents, propres à chaque discipline de ski alpin.

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