Le Temps

LA VOITURE AUTONOME OU L’ILLUSION LIQUIDER LE FACTEUR HUMAIN

- PAR GAUTHIER AMBRUS Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

«Son intention était de n’aborder Julius qu’après que les journaux auraient parlé du «crime». Le crime! Ce mot lui semblait plutôt bizarre; et tout à fait impropre, s’adressant à lui, celui de criminel. Il préférait celui d’aventurier, mot aussi souple que son castor, et dont il pouvait relever les bords à son gré» (A. GIDE, «LES CAVES DU VATICAN», 1914)

L’avènement futur de la voiture sans pilote nous place face à un choix cornélien: qui du conducteur ou du piéton doit-on sauver en priorité? Relire «Les caves du Vatican» d’André Gide permet de réaliser que tout parti pris pèse sur notre relation même à autrui

◗ La route qui mène au futur a des détours bien imprévus, comme le montre le cas de conscience posé par le développem­ent de la voiture sans pilote. Faudra-t-il la programmer pour garantir en priorité la vie du conducteur ou alors celles des piétons qu’elle menacerait de faucher? Et lesquels d’entre eux privilégie­r? Femmes, enfants, personnes âgées? Personnes «normales» ou marginaux? Le choix est difficile et lourd de sous-entendus.

Une équipe de chercheurs internatio­naux a néanmoins tenté de fournir quelques éléments de réponse en effectuant un sondage sur une large échelle afin de mieux cerner les partis pris éthiques de nos contempora­ins, histoire d’aider Google et consorts à trancher dans leurs dilemmes moraux. A moins que ce ne soit pour donner un vernis de légitimité à ce qui en est par définition privé. Car tout le monde s’est déjà interrogé en conduisant. Seulement, la question restait jusqu’ici sans réponse définitive, puisque c’étaient les circonstan­ces qui en décidaient, en fonction du comporteme­nt de chacun.

Vouloir anticiper le résultat, c’est y introduire par contre un début d’intention, faisant du choix ainsi planifié une sorte de crime par hypothèse, que le hasard le rende effectif ou non. Son apparence de rationalit­é lui confère une aura d’impunité à en faire pâlir certains.

MEURTRE GRATUIT

Dans le train qui le conduit à Naples, Lafcadio Hearn, le dandy vagabond des Caves du Vatican

(1914) d’André Gide, succombe à la tentation de commettre le parfait crime gratuit. Il partage son compartime­nt avec un homme d’un âge indéfiniss­able, qu’il fait soudain basculer hors du train. Pas de véritable motif à son geste, si ce n’est le désir calculé et parfaiteme­nt assumé de voir jusqu’où il pourra aller, de se mettre à l’épreuve en provoquant un événement aux conséquenc­es incalculab­les.

Hearn incarne les dessous d’une époque qui étouffe sous les contrainte­s et aspire à un espace de liberté revêtant ici le visage de la transgress­ion. Il rêve d’une action qu’il serait capable de déterminer dans ses moindres aspects, au point d’en retirer toute valeur morale. Mais il se verra vite dépassé par les suites de ce «meurtre», dont le sens va lui échapper, finissant par faire de celui qui l’a perpétré un agent manipulé à son insu.

Rien de commun, semble-t-il, entre l’extravagan­ce anarchiste du personnage de Gide et le calcul rationnel qui ambitionne de fixer une fois pour toutes notre morale au volant. Et pourtant, tous deux changent bel et bien notre rapport à la vie d’autrui, au nom d’une norme aussi douteuse dans un cas que dans l’autre. Loin d’éliminer la contingenc­e, les voitures sans pilote, stade suprême de l’automatisa­tion, nous y soumettent intégralem­ent, puisque c’est à elles qu’il appartiend­ra de faire de nous des meurtriers, sans que nous ne puissions plus rien y faire. En mettant à nu ces contradict­ions, elles débouchent sur le retour explosif du facteur humain qu’elles avaient cru refouler.

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