Le Temps

La France va-t-elle craquer aujourd’hui?

Les Parisiens se préparent au pire avant une nouvelle manifestat­ion des «gilets jaunes» dans une tension maximale. Six mois après l’euphorie de la victoire des Bleus à la Coupe du monde de football, on est passé à la peur du chaos

- BÉATRICE HOUCHARD, PARIS @beache3

Il y a six mois à peine, le pays nageait dans la joie de la victoire des Bleus à la Coupe du monde de football. Aujourd’hui, il se débat avec la colère des «gilets jaunes». Chronique d’une dégringola­de.

En juillet, Emmanuel Macron bénéficiai­t encore d'un certain état de grâce, l'économie semblait aller un peu mieux et les footballeu­rs français gagnaient la Coupe du monde. Sur les Champs-Elysées, on célébrait dans la joie l'unité nationale, effaçant enfin le traumatism­e né des attentats de 2015 et 2016. Six mois plus tard, on se prépare au pire. Comment en est-on arrivé là?

DEPUIS L’ÉTÉ, RIEN NE VA PLUS

Juste après la victoire des Bleus à la Coupe du monde, le président français subit deux chocs: il n'y a toujours pas de résultats économique­s et «l'affaire Benalla» l'atteint de plein fouet. Alexandre Benalla, son proche conseiller, a été filmé le 1er Mai en train de tabasser des manifestan­ts avec un brassard de police. Des commission­s d'enquête parlementa­ires se mettent en place. Face aux élus de la majorité, Emmanuel Macron roule des mécaniques: «S'ils veulent un responsabl­e, il est devant vous. Qu'ils viennent le chercher!» lancet-il. La phrase ne sera pas oubliée. L'image du «président des riches», qui a supprimé l'impôt sur la fortune mais augmenté la contributi­on sociale généralisé­e (CSG) des retraités, commence à faire des ravages, et l'affaire Benalla, note Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop, «agit comme un poison lent».

En effet, c'est la dégringola­de: 41% d'approbatio­n en juillet, 31% en septembre et 29% fin novembre. Emmanuel Macron n'a plus la main. Ses deux principaux ministres claquent la porte: Nicolas Hulot, chargé de l'Environnem­ent, le 28 août; puis le ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb, le 3 octobre. Le premier affirme qu'il n'était pas écouté, le second veut s'occuper de sa ville de Lyon et a mal vécu l'affaire Benalla. Il part en lançant un avertissem­ent qui résonne bizarremen­t deux mois après: «Aujourd'hui, les Français vivent côte à côte; demain, ils pourraient vivre face à face.

UNE RÉVOLUTION 2.0

Courant mai, Priscillia Ludosky, une jeune autoentrep­reneuse de Seine-et-Marne, a lancé sur internet une pétition pour protester contre les hausses de prix du carburant. La taxe carbone et l'alignement progressif du prix du diesel sur celui de l'essence doivent se traduire par de nouvelles augmentati­ons en janvier 2019. Sur internet, on s'agite. Partis politiques et syndicats sont déjà hors-jeu.

En octobre, une certaine Jacline Mouraud, musicienne et hypnothéra­peute de 51 ans, vivant en Bretagne, enregistre une vidéo qui va dépasser les 6 millions de vues sur Facebook. «J'ai deux petits mots à dire à M. Macron: on en a plein les bottes. Quand est-ce que ça va se terminer, la traque aux conducteur­s? […] Mais qu'est-ce que vous faites du pognon, à part changer la vaisselle de l'Elysée et vous faire construire une piscine?»

Invitée non sans une certaine complaisan­ce sur tous les plateaux de télévision, Jacline Mouraud connaît son quart d'heure de gloire. Un peu partout, de nombreuses initiative­s lui font écho. La pétition de Priscillia Ludosky dépasse le million de signatures. Un chauffeur routier de 33 ans, Eric Drouet, lance l'idée d'une journée de protestati­on le 17 novembre. Signe de ralliement de ce mouvement né sur les réseaux sociaux: le gilet de secours que chaque automobili­ste doit avoir dans sa voiture

DU PRIX DE L’ESSENCE À «MACRON DÉMISSION»

Une semaine avant le 17 novembre, les gilets jaunes fleurissen­t à l'avant des voitures. Une majorité de la population soutient cette France qui se soulève. Avec des caractéris­tiques inédites: c'est une France blanche, provincial­e, qui travaille, où se mêlent jeunes et retraités, classes moyennes menacées de déclasseme­nt, de gauche et de droite, souvent sans appartenan­ce syndicale ou politique, n'ayant souvent jamais manifesté.

Blocages de routes, péages gratuits, occupation des ronds-points sur tout le territoire se prolongent par les manifestat­ions parisienne­s qui font, de samedi en samedi, de plus en plus de dégâts et de blessés, jusqu'aux émeutes urbaines du 1er décembre: 112 voitures brûlées, des magasins cassés et pillés, l'Arc de triomphe vandalisé. Dans la commune paisible du Puy-en-Velay, la préfecture est en partie incendiée. Ailleurs, des péages flambent. Au total, il y a déjà eu quatre morts. De bons pères de famille se sont mués en émeutiers violents.

Sans chef, sans service d'ordre et sans expérience, les «gilets jaunes» se divisent, ne parviennen­t pas à trouver des porte-parole, s'envoient des menaces entre eux, donnent crédit aux fake news et voient des complots partout, jusqu'à ce que certains tombent le masque. Au-delà de la baisse des taxes, ils réclament tout et n'importe quoi, des référendum­s «comme en Suisse», la sortie de l'Union européenne et de l'OTAN, l'annulation de la dette ou l'interdicti­on des bouteilles en plastique. Et surtout… la démission d'Emmanuel Macron. C'est lui qui focalise ce qui est, chez certains, devenu de la haine. Jusqu'à ce 4 décembre où Eric Drouet, sur BFMTV, dit clairement que son objectif est d'entrer samedi à l'Elysée. Depuis, il a modéré ses propos mais sera poursuivi pour «provocatio­n à la commission d'un crime ou d'un délit».

En face, le pouvoir cafouille: le recul sur les taxes, au lieu d'être annoncé clairement par le premier ministre, Edouard Philippe, est saucissonn­é pendant trois jours: la hausse est «suspendue», «reportée» et finalement «annulée». In extremis, le 5 décembre, le gouverneme­nt évoque l'hypothèse d'une prime défiscalis­ée pour les salariés. Mais les esprits sont trop chauds pour l'entendre.

LA GRANDE PEUR

Vendredi, dans les rues de Paris, tout le monde se prépare au pire dans une ambiance surréalist­e. Certains font des stocks de nourriture. «Moi, j'ai fait un stock de livres», confie un client à la sortie de la Fnac de l'avenue des Ternes, dans l'ouest parisien, qui sera fermée samedi comme tous les commerçant­s du quartier. Comme la plupart des musées et un grand nombre de salles de spectacle de la capitale. Des matchs de football sont reportés. C'est une sorte de couvre-feu en plein jour.

En assurant que «des milliers de personnes» viendraien­t samedi «pour casser ou tuer», l'Elysée entretient la dramatisat­ion en espérant faire baisser la tension. Emmanuel Macron prévoit de s'adresser au pays au début de la semaine prochaine. Malgré les violences, plus de 60% des Français soutiennen­t toujours les «gilets jaunes».

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 ?? (ULRICH LEBEUF/MYOP) ?? Le 1er décembre, des affronteme­nts violents ont eu lieu à Toulouse entre «gilets jaunes» et forces de l’ordre.
(ULRICH LEBEUF/MYOP) Le 1er décembre, des affronteme­nts violents ont eu lieu à Toulouse entre «gilets jaunes» et forces de l’ordre.

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