Le Temps

CE QUE LA PSYCHANALY­SE DOIT AUX FEMMES

- PAR PASCALINE SORDET

Dans l’histoire de la psychanaly­se, les femmes n’ont pas toutes été des patientes, ni toutes des hystérique­s, bien au contraire. Sarah Chiche leur rend hommage dans un ouvrage qui se lit comme un roman

Sans les femmes, il n’y aurait pas de psychanaly­se. Bertha Pappenheim, Anna Freud, Melanie Klein, Sabina Spielrein, Lou Andreas-Salomé, Anaïs Nin… Certains noms sont connus, d’autres moins; tous méritent qu’on s’y arrête, justement parce que ce ne sont pas ceux qui surgissent en premier lorsqu’on évoque l’histoire de la psychanaly­se. La discipline est même, en apparence, particuliè­rement dure avec les femmes. Du regret du pénis à l’orgasme clitoridie­n jugé infantile, elle est peuplée de mères destructri­ces et d’hystérique­s.

A rebours de cette image réductrice, Sarah Chiche montre dans son Histoire érotique de la psychanaly­se la place centrale – nécessaire – que les femmes ont prise dans la constructi­on de la discipline. Non seulement comme patientes, mais surtout comme analystes, inspiratri­ces, théoricien­nes ou mécènes. Toutes, en tout cas, «ont en commun le refus de se conformer aux assignatio­ns et aux normes liées à leur sexe et à leur genre».

LIBERTÉ ET SINCÉRITÉ

Entre le récit historique et l’hommage, l’essai se dévore comme un roman. La richesse des références et la liberté avec laquelle l’auteure les manipule impression­nent. Sarah Chiche puise aux sources de la discipline, dans les textes freudiens, autant qu’à son propre réservoir d’expérience­s ou dans la littératur­e. Psychanaly­ste elle-même, elle a été analysée et s’inclut dans son propre récit avec une aisance et une sincérité qui lui évitent l’écueil de l’académisme.

Avec un vrai talent d’écriture, l’auteure relate les recherches éperdues de la princesse Marie Bonaparte, persuadée de posséder un «cerveau d’homme», pour atteindre l’orgasme, l’homosexual­ité ignorée par son père d’Anna Freud, la manière dont le bidet a été un «instrument de la première révolution sexuelle», ou comment Marilyn Monroe s’est «perdue de vue» en coïncidant si peu avec le corps qu’elle possédait.

En miroir, on découvre également des analystes soumis à leur condition d’homme, qui éclairent d’une autre lumière les rapports entre analysant et analysé. Freud était-il amoureux de sa bellesoeur? Winnicott haïssait-il sa femme? Lacan franchissa­it-il toutes les barrières de l’éthique? Jung était-il sadomasoch­iste? Est-il acceptable de coucher avec ses patientes?

AMOUR ET CONTRAINTE

C’est que l’histoire de Sarah Chiche, bien que qualifiée d’érotique, est avant tout amoureuse (et pour elle c’est la même chose). Cette méditation sur l’amour et sur la liberté permet de comprendre comment Sarah Chiche a pu écrire la tristement célèbre tribune sur la «liberté d’importuner» dans Le Monde il y a bientôt une année, notamment signée par Catherine Deneuve. Les 53 chapitres de son livre montrent bien que la dichotomie qui paraît si claire entre sujet et objet, entre amour et contrainte, sont des catégories flottantes au niveau individuel et qu’aucune femme ne peut se réduire à son statut de victime. Freud était-il amoureux de sa belle-soeur? Winnicott haïssait-il sa femme? Lacan franchissa­it-il toutes les barrières de l’éthique?

Sexe et liberté sont dans un équilibre fragile régi autant par l’inconscien­t que par l’histoire érotique et personnell­e des individus. Cela dit, ce que Sarah Chiche ne prend pas en compte, ni dans ce livre dont ce n’est pas l’objet, ni dans les débats qui ont suivi la publicatio­n de la tribune, c’est l’aspect sociologiq­ue et politique des discours. Au niveau systémique, il y a bien des victimes et des harceleurs, et les discrimina­tions suivent la ligne de fracture des genres.

DOMMAGES IRRÉPARABL­ES

Le sous-titre du livre promet de nous emmener de la nourrice de Freud – à laquelle il est sensuellem­ent lié par l’eau rougeâtre du bain qu’elle lui fait prendre après elle – jusqu’aux amants d’aujourd’hui. Et c’est peut-être dans cette dernière partie que Sarah Chiche nous réconcilie (si besoin) avec la psychanaly­se. Elle s’autorise à critiquer son «obsession de la normativit­é», les courants freudiens qui font de l’homosexual­ité une perversion ou encore les dommages irréparabl­es causés par les analystes pensant disposer d’un «pénis thérapeuti­que».

Et parce qu’elle estime sa discipline, l’auteure écrit pourtant dans un même geste que la psychanaly­se l’a tirée «du fond des ténèbres où je gisais démembrée par l’amour» pour lui permettre d’accéder à «plus encore qu’une parole, une écriture: la mienne». Et de cela, au moins, nous pouvons tous être reconnaiss­ants.

 ??  ?? Genre | Essai Auteur | Sarah Chiche Titre | Une histoire érotique de la psychanaly­se. De la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui Editeur | Payot Rivages Pages | 204
Genre | Essai Auteur | Sarah Chiche Titre | Une histoire érotique de la psychanaly­se. De la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui Editeur | Payot Rivages Pages | 204

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