UN PHILOSOPHE CHEZ LES FOUS
Jean-François Braunstein dresse un réquisitoire au vitriol contre les partisans de l’abolition des limites dans les domaines du genre, du droit des animaux ou de la bioéthique. Il étrille au passage Judith Butler et Peter Singer, figures de proue de ce courant de pensée en vogue
Voici une énigme que nous léguerons aux futurs historiens de la philosophie: alors que la philosophie anglo-saxonne a gagné, tout au long du XXe siècle, son prestige en nous apprenant à faire des différences conceptuelles, des distinctions théoriques et des nuances de toute espèce, la même philosophie, confrontée aux défis de la vie pratique, vise à les effacer toutes. C’est ce que Jean-François Braunstein appelle la philosophie devenue folle, une philosophie qui veut gommer les limites, et ce dans les trois domaines que sont le genre (différences de sexe), le droit des animaux (différence humain/ animal) et la bioéthique (différence entre vie digne d’être vécue et les autres). Un réquisitoire en bonne et due forme, qui s’attaque de front à des thèses occupant régulièrement la une des médias et le coeur des programmes universitaires en éthique.
La question du genre, avec son égérie Judith Butler, et celle du droit des animaux sont traitées avec une ironie mordante par Braunstein, et de bons esprits pourraient lui reprocher son manque de charité herméneutique. Sa déconstruction en règle n’en est pas moins bienvenue. Mais là où son livre se fait le plus décapant, c’est à propos du philosophe autoproclamé «le plus influent du monde», Peter Singer, professeur de bioéthique à Princeton, qui se trouve aux avantpostes tant de la question animale que de la bioéthique. Il est dépecé sans pitié.
LE CHIEN L’EMPORTE SUR L’HOMME
Car s’il y a une supercherie qui règne dans le monde philosophique anglo-saxon, c’est bien la notoriété, l’aura et le prestige dont bénéficie Peter Singer, l’auteur de
Questions d’éthique pratique, lu aujourd’hui comme une référence incontournable de la littérature dans le domaine. Obsédé par la question du meurtre des handi- capés, des nouveau-nés mal nés et de ceux «dont la vie n’est pas digne d’être vécue», Singer, encore récemment, réaffirmait que la vie d’un chien était plus estimable que celle «d’un être de notre espèce dont les capacités intellectuelles sont gravement diminuées». Il en conclut par des déductions apparemment rigoureuses à la moralité de l’infanticide, de l’euthanasie et des relations sexuelles «mutuellement satisfaisantes» avec son chien.
En philosophie, on n’aime généralement pas les arguments ad hominem, c’est-à-dire visant les personnes plus que leur pensée. Onfray s’en est fait une spécialité, et ce serait déjà suffisant pour le discréditer. Mais ici, celui dirigé contre Singer vaut son pesant de cacahuètes. Il se trouve en effet qu’un journaliste avait découvert que loin de vouloir tuer sa mère atteinte d’alzheimer – ce que recommande pourtant régulièrement sa philosophie –, Singer l’a entretenue à grands frais jusqu’à sa mort.
LA CONFRONTATION AU RÉEL
Mis devant cette contradiction, le philosophe s’est défaussé sur sa soeur, qui l’aurait forcé à agir contre sa théorie; et d’ajouter tout de même: «Je pense que cela m’a fait voir que les questions posées par ce genre de problèmes sont vraiment difficiles. Peut-être plus difficiles que je ne le croyais avant, parce que c’est différent quand c’est votre mère.» Tiens donc! Confronté au réel, celui qui était professeur de philosophie morale depuis vingt-cinq ans découvre la complexité de l’éthique pratique!
Dans la Grèce antique, quand le comportement d’un philosophe entrait en contradiction avec ses théories, cela discréditait non le philosophe, mais ses théories. Vu le nombre d’insanités philosophiques (et pas seulement chez Singer!) que met au jour Braunstein dans son livre polémique mais savant, on ferait bien de se rappeler cette vieille sagesse hellénique.