Le Temps

Un droit d’auteur sans saveur ni parfum

- ALAIN ALBERINI AVOCAT CHEZ SIGMA LEGAL

Le 13 novembre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu une décision qui devrait contrarier plus d’un acteur de l’industrie alimentair­e, du chef étoilé au producteur d’aliments industriel­s. La CJUE a considéré que la saveur d’une création culinaire n’est pas une oeuvre et ne peut donc pas être protégée par le droit d’auteur.

Ce jugement fait suite à une question préjudicie­lle soulevée par la Cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde aux Pays-Bas, elle-même saisie d’une action formée par la société Levola Hengelo BV contre Smilde Foods BV. Cette dernière commercial­isait un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes sous la marque «Witte Wievenkaas». Selon Levola Hengelo, la saveur de son propre fromage à tartiner «Heksenkaas» serait une oeuvre et son imitation par Smilde Foods violerait son droit d’auteur sur celle-ci.

Cette affaire est l’occasion de rappeler que, pour qu’une création soit protégée par le droit d’auteur, il convient de s’assurer non seulement de son originalit­é, mais également du fait qu’elle puisse être qualifiée d’«oeuvre», ce qui implique qu’elle soit identifiab­le avec suffisamme­nt de précision et d’objectivit­é. Or la CJUE est péremptoir­e: cette exigence fait défaut en ce qui concerne les produits alimentair­es dès lors que l’identifica­tion de leurs saveurs repose essentiell­ement sur des sensations et des expérience­s gustatives. Celles-ci sont subjective­s et variables puisqu’elles dépendent notamment de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné, tels que son âge, ses préférence­s alimentair­es et ses habitudes de consommati­on, ainsi que de l’environnem­ent ou du contexte dans lequel le produit est goûté. De plus, la CJUE laisse entendre qu’il serait sans effet pratique de qualifier une saveur d’«oeuvre» puisqu’il n’est guère possible de déterminer objectivem­ent si un autre produit de même nature constitue une imitation ou non de celle-ci.

En Suisse, les autorités judiciaire­s n’ont pas traité cette question. Cependant, la Confédérat­ion a adhéré aux trois convention­s internatio­nales (la Convention de Berne, le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et l’ADPIC) ayant conduit la CJUE à admettre restrictiv­ement la notion d’«oeuvre». En conséquenc­e, tout porte à croire que la position des autorités suisses serait identique à celle récemment adoptée par la Cour européenne. Par ailleurs, l’Institut fédéral de la propriété intellectu­elle s’était déjà prononcé en défaveur de l’enregistre­ment des marques gustatives et olfactives, faute de pouvoir les représente­r graphiquem­ent au registre des marques.

La question de la protection du goût par le droit d’auteur est loin d’être purement théorique et les conséquenc­es de la décision de la CJUE sont colossales: sauf lorsque la saveur en question peut être brevetée, ce qui ne devrait pas être le cas puisqu’elle ne représente en principe pas une solution innovante à un problème technique. De plus, à l’exception de la protection de la marque au moyen de laquelle un produit alimentair­e est désigné sur le marché, les créations du domaine culinaire ne devraient bénéficier d’aucune protection par le droit de la propriété intellectu­elle, et ce, quels que soient la renommée de leur auteur ou l’effort créatif qu’elles ont requis.

Les acteurs du secteur de l’alimentati­on ne sont certaineme­nt pas les seuls touchés par cette décision. On devine aisément certaines victimes collatéral­es, à commencer à n’en pas douter par les grands créateurs du domaine de la parfumerie. En effet, le raisonneme­nt conduit par la CJUE devrait logiquemen­t amener les autorités à nier toute protection par le droit d’auteur aux créations olfactives, comme l’avait déjà considéré la Cour de cassation française en 2013.

Si un sentiment de déception au sein des industries concernées paraît justifié, l’heure n’est pas aux lamentatio­ns. Il paraît au contraire urgent pour les acteurs des secteurs de l’alimentati­on et de la parfumerie de réagir en se tournant vers la dernière – et également la plus ancienne – arme à leur dispositio­n: le maintien du secret de leurs recettes. Cette forme de protection n’est pas infaillibl­e, en particulie­r face au reverse engineerin­g, mais elle permet de lutter efficaceme­nt contre bien des procédés d’imitation. Cependant, à l’heure où la division du travail et la sous-traitance sont reines, la protection par le secret ne sera efficace qu’à la condition que le créateur impose un strict devoir de confidenti­alité à ses employés par le biais de clauses contractue­lles en ce sens dans leur contrat de travail et à ses partenaire­s commerciau­x par des non-disclosure agreements (ou NDA).

Enfin, si la saveur ou l’odeur d’un produit ne bénéficie d’aucune protection par le droit de la propriété intellectu­elle, il en va différemme­nt de la réputation de la marque au moyen de laquelle il est distribué. Les créateurs devront dès lors concentrer leurs efforts sur les démarches marketing afin de rendre leurs marques uniques aux yeux du consommate­ur et d’agir contre les tiers qui tenteront de profiter indûment de la réputation de celles-ci.

La question de la protection du goût par le droit d’auteur est loin d’être purement théorique

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland