Le Temps

River-Boca, la finale déracinée

La délocalisa­tion dimanche à Madrid de la finale de la Copa Libertador­es était pour les centaines de milliers d’Argentins émigrés en Espagne une douloureus­e aubaine, qui a paradoxale­ment rapproché les vainqueurs de River Plate et les vaincus de Boca Junio

- FLORENT TORCHUT, MADRID @FlorentTor­chut

t«Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins des bateaux», ironise un dicton bien connu en Amérique latine. Construite au fil des cinq derniers siècles à coups de nombreuses vagues d’immigratio­n (principale­ment européenne­s), l’Argentine a longtemps été l’eldorado des population­s persécutée­s et pauvres, venues chercher fortune sur les rives du Rio de la Plata.

Depuis les années 1930, la nation du libérateur José de San Martin vit au rythme des crises économique­s; celle, explosive, de décembre 2001 ayant vu le président de la république Fernando De la Rua prendre la fuite à bord d’un hélicoptèr­e au-dessus de la Plaza de Mayo, avant que des dizaines de milliers d’Argentins ne prennent la route inverse de leurs ancêtres, direction le Vieux Continent.

Dimanche, une partie de ces déracinés a pu vivre la Superfinal­e de la Copa Libertador­es à Madrid, «le seul autre endroit où les Argentins pouvaient jouir de cette finale», selon Alejandro Dominguez, le président de la Conmebol (la Confédérat­ion sud-américaine de football). «Ça m’a fait de la peine pour mes amis qui vivent là-bas, soupire Ariel Bustamante (45 ans), un supporter de River Plate qui a quitté Buenos Aires en mai 2004 pour s’installer à Palamos, une station balnéaire catalane, et travailler comme barbier à Barcelone. Au départ, je ne voulais pas venir à cette finale car je n’étais pas d’accord avec le fait qu’elle soit délocalisé­e à Madrid. Puis je me suis dit que c’était une occasion unique que je ne pouvais pas laisser passer. Je suis heureux que tout se soit déroulé sans heurt, nous avons donné une bonne image de notre pays et montré que nous ne sommes pas tous comme ces quatre énergumène­s qui ont caillassé le car de Boca.»

Tristesse et ironie

Fanatique des Bosteros (les Bouseux, l’un des surnoms de Boca Juniors) mais aussi de l’Atlético Madrid de Diego Simeone, «les clubs du peuple», Adrián Boschetto (56 ans) s’est installé dans la capitale espagnole en 2000. «Nous sommes partis juste avant le corralito (limitation du change de devises décidée par le gouverneme­nt argentin à la fin de l’année 2001) avec ma femme et mes deux filles car la situation empirait de jour en jour, raconte ce dentiste qui n’a pas tardé à retrouver du travail dans son pays d’adoption. Les péripéties qui ont abouti à ce que cette finale se joue ici sont la conséquenc­e de la situation sociale et politique catastroph­ique dans laquelle se trouve l’Argentine.»

Dimanche soir, il se réjouissai­t malgré tout de revoir de ses propres yeux son «Boca querido» (bien aimé) à Santiago-Bernabeu. «J’effectuais souvent huit cents kilomètres en car simplement pour aller voir jouer Diego Maradona à la Bombonera, relate ce natif de Morteros, une petite ville de la province de Cordoba. Voir jouer Boca ici, cela relève de l’utopie, c’est comme si j’avais gagné à la loterie. D’un autre côté, j’étais triste pour mes amis qui ont dû suivre le match à la télé, d’autant que c’était assez ironique que la Copa Libertador­es [la coupe des libérateur­s] se dispute en Espagne, dont nous nous sommes libérés il y a plus de deux cents ans…»

Croisé dans la tribune de presse de Santiago-Bernabeu, Sergio Rek (53 ans), journalist­e de Fox Sports et Radio Late 93.1, a travaillé comme correspond­ant en Espagne de 2002 à 2008 pour des médias argentins, mais aussi américains ou chinois. Il se verrait bien poser à nouveau ses valises dans le sud de l’Europe. «Je veux offrir à mes enfants un meilleur avenir que celui qui se dessine dans notre pays, indique ce papa d’un garçon de 17 ans, qui s’apprête à entrer à l’université, et d’une fille de 10 mois. Je préférerai­s rester vivre en Argentine, car c’est mon pays et là où vivent les êtres qui me sont chers, mais là-bas il est de plus en plus difficile d’accéder aux biens de consommati­on, de pouvoir économiser pour s’acheter une maison ou une voiture, alors qu’ici, il y a une tonne d’opportunit­és.»

Pour effectuer ce déplacemen­t coûteux et couvrir «la Final del mundo», comme elle était présentée en Argentine, il a dû se débrouille­r sans le soutien des médias pour lesquels il travaille, grâce à un sponsor personnel (une entreprise médicale pour qui il fait de la pub dans ses émissions, une pratique courante en Amérique du Sud) qui lui a payé une partie de son billet d’avion. «La Conmebol avait attribué 5000 billets aux supporters des deux équipes qui souhaitaie­nt venir d’Argentine voir ce match. Ils n’en ont vendu que la moitié, car la plupart de mes compatriot­es ne peuvent pas se payer un tel voyage.»

Risquer le renvoi au pays

Débarqué en avril dernier à Lanzarote (îles Canaries) avec un visa touristiqu­e, Nacho (18 ans) fait partie de la dernière génération qui a choisi de partir pour l’Europe, fuyant l’inflation constante et les difficulté­s à trouver un emploi. Il préfère taire son nom de famille car il a dépassé la date limite de son séjour autorisé en Espagne (six mois). Il nourrit l’espoir d’être prochainem­ent régularisé par le biais de sa mère, d’origine italienne. «Je me suis échappé d’Argentine car les travailleu­rs n’y sont plus protégés, explique le jeune homme originaire de Mar del Plata, embauché au noir par son oncle, propriétai­re d’un atelier mécanique. Notre pays est de plus en plus divisé entre les néo-libéraux et les gens de gauche, comme moi.»

Pour chanter à la gloire de Boca Juniors dans le virage sud de Santiago-Bernabeu, il a pris l’avion et le risque de se faire renvoyer en Argentine. «Le pire qu’il puisse m’arriver c’est qu’on me renvoie chez moi, lance le supporter xeneize (de Boca). Mais comme je reste dans les frontières de l’Espagne, il n’y a pas de raison qu’on me demande mon passeport…»

Un souvenir indélébile

Luciano Maccarone (37 ans) fait, quant à lui, partie des rares privilégié­s qui ont pu s’offrir un vol transatlan­tique pour assister à cette rencontre historique pour le football argentin. «Lorsque la Conmebol a décidé que le match devait se jouer ici, j’étais en colère, peste d’abord ce Porteño (de Buenos Aires) qui a dépensé plus de 3000 francs suisses (billet d’avion, hôtel, entrée pour le match…) pour afficher son soutien aux Millonario­s (les joueurs de River Plate). Ce match aurait dû se disputer au Monumental, ou tout du moins en Argentine, il n’était pas nécessaire d’aller si loin… C’est injuste pour tous ceux qui ont soutenu l’équipe au fil de la compétitio­n. La grande majorité de mes amis n’ont pas pu venir. J’ai fini par prendre mon billet après trois nuits sans parvenir à trouver le sommeil. Car malgré la tristesse et tout le business qu’il y a derrière cette décision, je tenais à accompagne­r mon équipe.»

Avec la victoire de River (3-1) à l’issue d’une finale poussive mais épique, ce responsabl­e d’une entreprise de constructi­on n’a pas eu à regretter son choix. «Je ne peux rien demander de plus, ce que je viens de vivre est unique, cela restera gravé dans ma mémoire toute ma vie, jubile Luciano, qui a célébré la victoire une bonne partie de la nuit sur l’esplanade de la Puerta del Sol, dans le centre-ville madrilène, où se sont massés les supporters riverplate­nses après le match. Cette victoire est dédiée à tous les supporters qui n’ont pas pu venir jusqu’ici. On aurait mérité de fêter ce titre tous ensemble chez nous.»

«Voir jouer Boca ici, cela relève de l’utopie, c’est comme si j’avais gagné à la loterie» ADRIÁN BOSCHETTO, ARGENTIN ÉMIGRÉ À MADRID (56 ANS)

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(GABRIEL BOUYS/AFP) Les Argentins qui ont assisté au choc des titans entre River Plate et Boca Juniors avaient conscience de leur privilège par rapport à leurs compatriot­es qui n’ont pu faire le déplacemen­t.

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