Le Temps

Entre fantasmes et animosité, le marché de l’art s’organise

- DIRECTEUR DES ÉTUDES, EXECUTIVE MASTER IN ART MARKET STUDIES (EMAMS), UNIVERSITÉ DE ZURICH

En octobre dernier était organisée dans le cadre du programme Art Market Studies, en partenaria­t avec Kunstforum Zurich, une conférence sur le marché de l’art et la due diligence. Nombreuses furent les personnes à nous mettre en garde contre l’austérité d’un tel sujet pour un événement public. Personne n’allait se déplacer pour écouter même les plus prestigieu­x orateurs parler d’un sujet aussi fâcheux. Notre étonnement fut ainsi sincère lorsque les inscriptio­ns arrivèrent en nombre. Il fallut finalement y mettre un terme après avoir largement dépassé les 180 places disponible­s.

Que déduire de ce succès inattendu? La présence de prestigieu­x acteurs du marché de l’art, dont l’influent Marc Spiegler, directeur d’Art Basel, contribua fortement à cette réussite. Cependant, l’aura de nos invités ne suffisait pas à tout expliquer.

Depuis quelques mois, l’affaire Schwarzenb­ach est sur toutes les lèvres de l’autre côté de la Sarine et tout particuliè­rement à Zurich. Le tonitruant Urs Schwarzenb­ach, qui fit fortune dans le négoce de devises et devint propriétai­re du légendaire Hôtel Dolder, a récemment été débouté par le Tribunal fédéral. Cette instance justifiait ainsi la saisie d’oeuvres d’art appartenan­t à ce milliardai­re accusé, entre autres, d’avoir introduit illégaleme­nt en Suisse plusieurs tableaux de grande valeur.

L’impudence de ce citoyen suisse, domicilié en Angleterre au moment des faits, n’a fait que pimenter cette affaire impliquant la Galerie Gmurzynska, ayant pignon sur la fameuse Paradeplat­z.

Omerta dans le milieu

Un milliardai­re descendant de son jet privé avec des toiles de maître sous le bras sans passer par les douanes, une galerie aux accents slaves établie sur la case la plus chère du Monopoly ainsi qu’à Zoug, tous les ingrédient­s étaient réunis pour un grinçant feuilleton journalist­ique. La grande majorité des galeristes, marchands et autres intermédia­ires ne pouvaient justifier une telle pratique, mais l’omerta régnant dans le milieu ne les autorisait pas à s’exprimer sur ces pratiques, souvent contraires à leur propre éthique profession­nelle. Méritent-ils d’être associés à de telles forfaiture­s? Faut-il les couvrir d’opprobre?

La couverture par les médias du marché de l’art ne relate que des records aux enchères et des scandales. Ce commerce si spécifique génère souvent des fantasmes et parfois une véritable animosité. Les journalist­es y contribuen­t allègremen­t et sont pleinement conscients que personne ne leur fera le reproche d’un papier bâclé, partial, voire vindicatif à ce sujet. Le marché de l’art constitue une proie facile et sans véritable risque.

Qui viendra blâmer un pigiste peu scrupuleux d’avoir pris l’arrogant monsieur Schwarzenb­ach comme archétype du collection­neur et de ses acolytes? La fatuité caractéris­ant de nombreux acteurs du marché, qui souvent cache une situation financière difficile ou la crainte de voir une industrie disparaîtr­e, n’améliore rien. Cette attitude ne fait que motiver les articles acerbes et fallacieux.

Ces textes soulèvent une colère silencieus­e, mais provoquent des angoisses dans la profession. Cette perception souvent faussée qu’ont les lecteurs du marché de l’art peut avoir de lourdes conséquenc­es. Ils donnent en pâture aux politicien­s et technocrat­es une cible à très haute valeur ajoutée. Quand on attaque le commerce de l’art, les retombées médiatique­s sont toujours importante­s et finalement ce domaine ne représente qu’une part infime du produit intérieur brut et un nombre d’emplois restreints.

Au moment où les populismes de droite et de gauche gagnent du terrain, les marchands et les galeristes tremblent. Cependant, ils expriment enfin leur inquiétude et commencent à s’organiser pour mieux réguler et communique­r.

Ne pas asphyxier le marché

Art Basel a formulé ses principes et son code de conduite. Elle ne pourra faire cavalier seul en remettant à l’ordre certains de ses propres clients. La route est encore longue, mais les réflexions avancent et semblent intéresser un large public.

Les mesures devront néanmoins permettre d’éviter les magouilles d’un Schwarzenb­ach, sans pour autant asphyxier le marché. Les galeries et les marchands d’art contribuen­t à la richesse culturelle de notre pays et au succès de beaucoup d’artistes suisses. Si l’on impose des normes que même les plus grandes institutio­ns financière­s ont de la difficulté à appliquer, seuls les technocrat­es y gagneront.

Il faut réfléchir à une économie de la due diligence, car s’il est facile de condamner un commerce tel que celui des oeuvres d’art, cela prend des décennies pour créer des lieux artistique­s reconnus aux quatre coins de la planète, tels que le quartier des Bains à Genève ou le Löwenbräu-Kunstareal de Zurich.

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NICOLAS GALLEY,

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