Le Temps

Les PV qui éclairent l’affaire Maudet

Les procès-verbaux des interrogat­oires d’Antoine Daher et de Majid Khoury fourmillen­t de détails sur l’entourage du ministre. Ces documents permettent de mieux comprendre l’affaire qui déchire Genève

- FATI MANSOUR t @fatimansou­r

Les auditions de deux hommes d’affaires d’origine libanaise révèlent les dessous du voyage de Pierre Maudet à Abu Dhabi. Une luxueuse opération de lobbying qui a permis de ménager des accès auprès du magistrat et de discuter de projets immobilier­s

Le luxueux voyage de Pierre Maudet et de sa famille à Abu Dhabi en 2015 a-t-il permis de rapprocher encore davantage des hommes d’affaires désireux d’avoir des contacts haut placés? C’est ce qui ressort des déclaratio­ns des deux profession­nels de l’immobilier d’origine libanaise qui ont organisé l’escapade du conseiller d’Etat au Grand Prix. Le Temps s’est procuré en exclusivit­é les procès-verbaux des auditions d’Antoine Daher et de Majid Khoury par le Ministère public genevois.

Interrogé sur l’anniversai­re organisé pour Pierre Maudet à l’Escobar, Antoine Daher a eu cette phrase qui en dit long: «J’étais content d’avoir Pierre comme ami, en ce sens que j’étais content d’avoir un conseiller d’Etat comme ami. Dans le milieu des affaires, il est important de réseauter, c’est notre gagne-pain quotidien. Cela permet d’arranger les situations.»

Quelles situations? Les procureurs ont posé des questions sur des permis, des demandes de renseignem­ents sur des naturalisa­tions ou encore des discussion­s sur plusieurs projets immobilier­s. Un autre thème qui n’était jamais apparu: Antoine Daher dit avoir veillé à ce que plusieurs personnes ne se trompent pas en remplissan­t leur bulletin de vote. Il a ensuite envoyé les photos des bulletins à Pierre Maudet.

L’intéressé reconnaît aussi avoir élaboré un mensonge pour protéger le conseiller d’Etat: «C’est Pierre Maudet, Patrick Baud-Lavigne et moi-même, en discutant ensemble, qui avons eu l’idée d’inventer cette histoire.»

«A Abu Dhabi, le programme était surtout hôtel, piscine, cigares et Grand Prix»

ANTOINE DAHER, ENTREPRENE­UR GENEVOIS

Ils sont au coeur de l’affaire Maudet. Antoine Daher, directeur d’une entreprise de rénovation, et Majid Khoury, homme d’affaires actif dans l’immobilier, ont été convoqués le 5 décembre par le Ministère public genevois pour être interrogés séparément en qualité de prévenus d’octroi d’un avantage. «Le Temps» s’est procuré les procès-verbaux de ces audiences. Une vingtaine de pages qui fourmillen­t de détails.

Antoine Daher est le premier à passer sur le gril. Son audition commence à 9h00. Pierre Maudet est présent. Les procureurs Stéphane Grodecki et Yves Bertossa commencent par lui demander s’il confirme sa précédente déclaratio­n, celle qui avait été faite avant la découverte du mensonge organisé et avant le mea culpa télévisé du ministre. Antoine Daher, désormais assisté de Mes David Bitton et Nathalie Torrent, reconnaît avoir pris des libertés avec la vérité: «Le point principal n’était pas juste. Le voyage n’était pas payé par l’un de mes amis. Le voyage n’a pas été financé par Saïd Bustany.»

Pourquoi avoir livré un récit fantaisist­e? «Je l’ai fait par amitié, pour protéger Pierre. Je n’ai pas vraiment bien compris pourquoi il fallait donner cette version. C’est Pierre Maudet, Patrick Baud-Lavigne et moi-même, en discutant ensemble, qui avons eu l’idée d’inventer cette histoire. Nous en avons parlé à plusieurs reprises, notamment à l’hôtel Métropole et à l’Arbalète.» Il poursuit: «Je reconnais avoir préparé ma première audition avec Patrick Baud-Lavigne […]. Il m’a posé des questions […]. On a fait un jeu de rôle. Il m’a entraîné pour que je puisse répondre sur Saïd Bustany.»

Toujours sur le thème de la dissimulat­ion: «Il est exact que Patrick Baud-Lavigne m’a demandé de «faire le ménage» sur mon ordinateur, à savoir supprimer les e-mails qui se référaient au voyage de novembre 2015 […]. J’ai fait le ménage car il fallait cacher la vérité.» Il précise n’avoir reçu aucunes félicitati­ons pour cela. Les procureurs le confronten­t alors à un message envoyé par Pierre Maudet après son audition et qui dit: «Well done, Old Chap.»

«Hôtel, piscine, cigares et Grand Prix»

Les questions entrent dans le vif du sujet. L’idée d’un voyage durant le Grand Prix d’Abu Dhabi est née en mai 2015, lorsque le conseiller d’Etat et tout ce monde se trouvaient à Dubaï dans le cadre d’une visite organisée par la promotion économique. «C’est Majid Khoury qui avait parlé de ce voyage avec Charbel Ghanem [son oncle, ndlr] et qui avait demandé s’il était possible d’obtenir des invitation­s, je précise que Charbel Ghanem fait partie du cercle restreint d’un des princes.» Au début, poursuit Antoine Daher, «Pierre Maudet m’avait indiqué qu’il souhaitait participer financière­ment à ce voyage».

Les procureurs lui rappellent la teneur de plusieurs messages: Début août 2015, il écrit à Pierre Maudet: «Nul besoin de t’occuper des billets d’avion ou autres. Juste bloque les dates dans ton agenda. Bonne continuati­on.» Un autre du 23 novembre. «Tu auras un rendez-vous avec le cheikh samedi prochain. Tu recevras l’info officielle­ment.» Sur place, ajoute Antoine Daher, tout était pris en charge par la couronne du prince. «Il est exact de dire que le programme était principale­ment hôtel, piscine, cigares et Grand Prix.»

Et, plus loin: «En fait, tout était VIP, les entrées du Grand Prix, l’hôtel et l’avion.» Antoine Daher évoque encore une invitation à dîner au restaurant Cipriani, sans doute financée par la famille Ghanem, et une soirée sur un bateau. A cette occasion, des cadeaux ont été offerts à Pierre Maudet et sa famille. C’est Majid Khoury qui les a remis. «Cela faisait partie du mode de vie et de la coutume locale. Ces cadeaux étaient liés au statut de Pierre Maudet. Personnell­ement, je n’ai pas reçu de cadeau.»

L’amitié, ça peut aider

Sur le volet de l’Escobar, un bar situé dans un immeuble des Grottes qui appartient au groupe Capvest de Majid Khoury, Antoine Daher précise avoir demandé l’aide de Patrick BaudLavign­e «car le dossier patinait». Reçu finalement par Raoul Schrumpf, le directeur du Service de police du commerce (prévenu d’abus d’autorité dans ce dossier pour avoir autorisé l’ouverture de ce bar malgré un dossier incomplet), il s’est présenté comme un ami du chef de cabinet et peut-être bien du ministre. Les procureurs lui demandent si cela peut aider les choses. «Ben oui, normalemen­t ça peut aider.»

L’amitié avec un conseiller d’Etat n’est pas quelque chose d’anodin. Evoquant l’anniversai­re organisé à l’Escobar pour Pierre Maudet, Antoine Daher explique qu’il a finalement facturé une partie du dîner, soit 2800 francs, sur insistance du ministre et surtout de son épouse, qui avait organisé la fête et voulait absolument payer. Une facture établie a posteriori et au nom d’un autre établissem­ent: «A la base, je voulais payer moi les 4000 francs pour faire plaisir à un ami. Je n’ai pas d’autres amis à qui j’ai financé des anniversai­res comme ça. Je l’ai fait car j’étais content d’avoir Pierre comme ami, en ce sens que j’étais content d’avoir un conseiller d’Etat comme ami. Dans le milieu des affaires, il est important de réseauter, c’est notre gagne-pain quotidien. Cela permet d’arranger les situations.»

A plusieurs reprises, il dit s’être adressé à Patrick Baud-Lavigne mais sans forcément obtenir satisfacti­on: un problème avec le Village du Soir, une requête pour ouvrir le protocole de l’aéroport pour ses clients saoudiens ou pour Majid Khoury et son père. «Cela n’a pas marché à cause des syrian talks.»

Sondage et réseautage

Quand ce même chef de cabinet lui demande de participer au financemen­t d’un sondage en faveur du ministre, Antoine Daher n’hésite pas longtemps. Après avoir cherché à faire participer d’autres entreprise­s, en vain, les sociétés du groupe (Renovis, RECS et Capvest) prennent en charge le coût de 34000 francs. «Cela s’inscrivait toujours dans le besoin de réseautage. A cela s’ajoute que j’aimais bien l’activité politique de Pierre Maudet.»

Quels sont les projets qui ont été discutés avec Patrick Baud-Lavigne et Pierre Maudet? Question sensible. «Concernant Capvest, nous avons discuté d’un projet à côté de l’aéroport dans lequel Majid Khoury a pour idée de construire un complexe et des bureaux. Nous avons consulté le Départemen­t de l’économie en passant par Patrick Baud-Lavigne.»

Les procureurs lui rafraîchis­sent la mémoire. Ils évoquent des SMS à Pierre Maudet concernant l’hôtel Century: «Cher Pierre, j’aurais besoin des noms, prénoms et date de naissance de chaque participan­t au voyage. Concernant le Century, Majid avait déjà fait une contre-offre qu’il maintient d’ailleurs. On en parle!» Antoine Daher répond: «Je me souviens maintenant d’un projet de rachat d’hôtel. J’ai introduit cette idée de Majid auprès de Pierre.» Un autre message: «Salut Pierre, il semblerait que l’annonce pour les Vernets se fasse aujourd’hui. Un grand jour pour Genève et peut-être un grand jour aussi pour Capvest. T’as plus d’infos sur l’heure du communiqué?» Etrange aide au vote

Antoine Daher est également intervenu auprès du chef de cabinet ou du ministre pour des connaissan­ces qui avaient divers problèmes de visa, de permis ou de naturalisa­tion. Par exemple, un banquier d’origine libanaise ou encore l’épouse du patron d’un restaurant. Dans ce dernier cas, Patrick Baud-Lavigne écrit: «J’ai eu une réponse de l’OCPM. Ils sont en attente d’une décision fédérale. Ils ont relancé pour savoir ce qui bloque. Je te tiens au courant dès que j’ai des news.»

Et enfin, un thème qui n’était absolument pas apparu jusqu’ici. Antoine Daher confirme avoir voté avec plusieurs personnes lors des élections cantonales d’avril 2018 pour éviter que celles-ci ne se trompent. «Il y a beaucoup de gens qui ne savent pas remplir des bulletins de vote. Je l’ai donc fait avec eux. C’est pour cette raison que j’ai envoyé des photos de certains bulletins de vote à Pierre Maudet.» Sur question de Me Grégoire Mangeat, l’avocat du ministre, Antoine Daher précise que ce dernier ne lui a pas du tout demandé d’intervenir auprès de ces personnes afin de les aider à voter.

L’audience s’achève à 13h40 par quelques éléments de situation personnell­e. Antoine Daher a un revenu mensuel de 7000 francs et bénéficie d’allocation­s logement. Son train de vie est certes plus élevé et les déjeuners avec Pierre Maudet et Patrick Baud-Lavigne sont payés en cash et facturés à Renovis.

«J’ai fait le ménage car il fallait cacher la vérité»

ANTOINE DAHER

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(DR) Extrait du procès-verbal d’audition de Majid Khoury.
 ?? (DR) ?? Extrait du procès-verbal d’audition d’Antoine Daher.
(DR) Extrait du procès-verbal d’audition d’Antoine Daher.
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ANTOINE DAHER
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MAJID KHOURY

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