Orfèvre de la scène, Alain Françon s’attaque au «Misanthrope»
«Alceste appartient à l’ancien monde, à celui de la chevalerie. Il cherche à parler juste dans un milieu où les mots sont pipés»
Magnifique obsédé textuel, le metteur en scène français Alain Françon empoigne pour la première fois Molière et son «Misanthrope», au Théâtre de Carouge. Confidences d’un farouche qui s’est adouci avec le temps
Jadis, il avait le cheveu maquisard. Une forte tête en broussaille, c’était un camouflage. Le metteur en scène français Alain Françon était sur le qui-vive, une manière de guerre froide. Ses spectacles touchaient souvent à notre inhumanité, à l’image de ses fameuses
Pièces de guerre d’Edward Bond, au Festival d’Avignon en 1994.
On admirait la clarté de son intransigeance, sa façon de mettre en pièces nos conduites possibles quand le pire survient, une ville dévastée par une bombe à neutrons par exemple. On respectait aussi son cap, le respect du texte pour que l’impensable s’incarne.
Aujourd’hui, Alain Françon a 73 ans, il est sec et fort comme un souffleur de verre à Murano, et on le célèbre comme un maître classique. A la Comédie-Française, il vient de monter La locandiera de Carlo Goldoni. A Carouge, il se mesure à Molière, pour la première fois. On le soupçonne d’être insatiable.
Il entre à l’instant dans le bureau qui nous sert de repaire. Avec l’âge, il a gagné en lumière, c’est ce qu’on se dit. Tout l’après-midi, il a forgé son Misanthrope sur la de La Cuisine – cette salle propice à toutes les alchimies où le Théâtre de Carouge s’est installé, en attendant qu’on lui livre son nouveau bâtiment.
«Tous les lecteurs de livres vivent dans des angles», écrit quelque part Pascal Quignard. Alain Françon vit dans les angles, à l’écart des courants, histoire de trouver un flambeau pour affronter nos ombres. C’est pour cette raison aussi que ses spectacles s’incrustent dans la mémoire du spectateur.
Pourquoi cette fidélité au théâtre?
La traversée des textes m’a aidé à exister, elle rend plus intelligent et permet de comprendre un peu mieux le monde. Si je n’avais pas rencontré des auteurs comme le Québécois Daniel Danis et le Britannique Edward Bond, j’aurais été en manque. Ces rencontres ont été capitales dans mon existence.
Avec le temps, qu’avez-vous gagné?
J’ai appris à écouter. Pendant très longtemps, à cause de ma timidité peut-être, j’étais agressif et violent dans ma parole avec les acteurs. Je pouvais être très déplaisant.
Pourquoi avoir attendu 73 ans pour monter Molière?
J’ai dirigé à Paris pendant quatorze ans le Théâtre de la Colline, une grande maison où le cahier des charges m’imposait de privilégier le contemporain. Quand j’ai commencé à faire du théâtre au début des années 1970 à Annecy, j’avais 25 ans et j’étais déjà sur cette ligne: avec les acteurs Evelyne Didi et André Marcon, nous avons fondé Le Théâtre Eclaté. Nous montions des auteurs vivants, parce que nous avions l’impression d’être ainsi plus proches de nos préoccupations et de celles du public.
Molière vous était donc étranger?
J’ai été intimidé longtemps par le
George Dandin monté par Roger Planchon et par les Molière d’Antoine Vitez. C’étaient deux immenses metteurs en scène. Je ne voyais pas ce que je pouvais apporter. Mais Le misanthrope est un peu à part. Le choix de le monter tient à un souvenir personnel. Au lycée, mon professeur de lettres prétendait qu’Alceste était un personnage ridicule. J’étais en complet désaccord avec cette vision. Et je le suis toujours.
Qui est Alceste? Un homme d’une intelligence aiguisée qui pourrait prétendre à des fonctions élevées s’il acceptait de jouer le jeu du Roi-Soleil et de la cour. Mais il a une haute idée de lui-même et de l’honneur. Il porte un regard impitoyable sur les lâchetés et les compromissions d’une noblesse qui a perdu tous ses pouvoirs et qui grenouille au Louvre en espérant les faveurs du monarque. A travers Alceste, Molière étrille «la société de cour», selon l’expression du sociologue Norbert Elias que j’ai relu en amont.
Qu’avez-vous fait le premier jour de répétition?
J’ai réuni toute l’équipe autour d’une table. Pendant plusieurs jours, j’ai partagé les lectures que nous avons faites, mon dramaturge et moi. J’ai parlé aux interprètes de Norbert Elias, du philosophe François de La Mothe Le Vayer, ce contemporain de Molière. Je leur ai aussi parlé de certaines études stylistiques de la pièce. Il est intéressant de remarquer que quelque 90 vers d’Alceste commencent par une négation. L’enjeu de ces préliminaires, c’est toujours de construire un discours commun.
Chercher l’esprit de l’époque implique-t-il un décor XVIIe?
Non. Avec mon scénographe Jacques Gabel, nous avons conçu un espace non naturaliste et hétérogène, composé de trois plans. La toile de fond est constituée d’une forêt versaillaise enneigée, c’est par là que les entrées se font. L’espace médian correspond à ce qu’on appelait alors la «ruelle», c’est-à-dire le salon. C’est dans cette zone que les personnages se parlent. L’avant-scène est occupée par un plancher, c’est là qu’ils peuvent s’adresser au public, comme sur des tréteaux.
Vous définiriez-vous comme un classique?
Je respecte les textes à la virgule près. Je ne supporte pas la familiarité avec les oeuvres, qu’on les mutile, les distorde en fonction de ce qu’on veut dire. En regard de ces pratiques, je suis classique, ce qui ne veut pas dire académique, j’espère! Si je tombais dans ce travers, j’arrêterais tout de suite.
Avez-vous l’impression que votre approche du théâtre est minoritaire?
Ce qui est sûr, c’est que beaucoup de spectacles sont fondés sur le dogme que pour être intéressant il faut parler de soi, des artistes qui sont sur le plateau. Cette approche biographique ne m’intéresse pas. Mais comme elle est très en vogue, je me pose la question de ma légitimité auprès des étudiants acteurs avec lesquels il m’arrive de travailler dans les grandes écoles de théâtre françaises. Ma vision du jeu leur est-elle encore utile?
Quelles indications avez-vous données à Gilles Privat qui joue Alceste?
Surtout, ne pas chercher l’unité psychologique du personnage. Chaque moment doit avoir sa couleur: la rage, la mélancolie, l’arscène
deur. Je lui ai demandé de vivre chaque instant en soi, ce qui permet de jouer une chose et son contraire. Tous les personnages sont des rhéteurs. La parole agit, il faut que les interprètes réagissent à l’étincelle du verbe.
Quel metteur en scène êtes-vous?
J’aime perdre le fil pendant les répétitions, c’est-à-dire oublier la vision que je pouvais avoir du texte. J’aime ainsi suivre un acteur dans son invention, même si elle nous conduit dans une tout autre direction que celle que nous avions en tête. Une belle répétition mélange le prémédité et la surprise, le conscient et l’inconscient. Travailler une oeuvre, c’est peindre: au début, le dessin est vague, mais à mesure qu’on le reprend, il se précise. J’ai besoin de répéter un nombre incalculable de fois pour accéder à l’évidence.
A l’adolescence, comment imaginiez-vous votre vie?
Mon père était mineur à Saint-Etienne. Mes grands-parents tenaient un café près d’un puits de mine. Ce sont eux qui m’ont élevé. Nous n’étions pas pauvres, mais modestes. A la
maison, il n’y avait pas de livres. Je me partageais entre le football, les fameux Verts de Saint-Etienne, la mine et le théâtre découvert grâce à cette grande figure de la décentralisation qu’était Jean Dasté. Quand la scène vous a-t-elle pris?
J’ai fait des études d’histoire de l’art, un mémoire de maîtrise sur Le Corbusier. Je voulais alors bouffer la culture des bourgeois. A l’époque, j’avais un ami qui venait de sortir de l’école du Conservatoire de Saint-Etienne et qui a créé une troupe. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier.
L’auteur qui vous a marqué? Michel Vinaver, ce patron d’entreprise qui écrivait des pièces stupéfiantes d’acuité sur le monde du travail. Nous avons beaucoup travaillé ensemble. C’est comme s’il m’avait appris à lire et à écrire. Edward Bond ensuite. Ses pièces sont autant d’apocalypses, de situations extrêmes qu’il faut pouvoir imaginer théâtralement. Que voudriez-vous que le spectateur vive? Edward Bond dit qu’il devrait quitter le théâtre affamé de changement.
On en est loin pourtant… Oui, bien sûr. Michel Vinaver, plus modestement, espère que le spectateur soit l’objet d’un léger déplacement. Je pense souvent à ça. Le livre que vous offrez aux êtres
que vous aimez? Les livres de Peter Handke, ce marcheur européen, La nuit morave en particulier.