Les rêves du Facteur Cheval et les reflets d’Angkor dans la Drôme
Il a mis plus de trente ans à construire une féerie de pierre et de ciment. Nils Tavernier célèbre, dans «L’incroyable histoire du Facteur Cheval», cette existence déterminée par une vision. Un film magnifique avec Jacques Gamblin et Laetitia Casta
C’est un récif corallien déguisé en palais des Mille et une nuits, c’est Neuschwanstein sculpté par des nains sous acide, c’est la cathédrale de Chartres rêvée par un Sélénite… C’est le «Palais idéal» à Hauterives, dans la Drôme. Il a fallu trente-trois ans à Ferdinand Cheval (1836-1924) pour ériger ce monument de 12 mètres de haut et de 26 mètres de long. Et encore cinquante-sept ans pour que ce reflet des temples d’Angkor soit classé monument historique, sous l’impulsion d’André Malraux.
La «seule architecture naïve du monde» a inspiré Pablo Picasso, Max Ernst ou André Breton. Robert Doisneau et Henriette Grindat l’ont photographiée. Jean-Bernard Brunius n’oublie pas le Palais idéal dans Violons d’Ingres
(1939), le court-métrage qu’il consacre aux représentants de ce qui deviendra l’art brut. Ado Kyrou lui dédie un film (Le Palais idéal,
1958). Quant aux tentatives de fiction cinématographique, elles ont toutes échoué jusqu’à L’incroyable histoire du Facteur Cheval.
OEIL PERÇANT
Le film de Nils Tavernier, fils de Bertrand, s’ouvre sur la griserie des vastes panoramas, paysages de la Drôme palpitant de lumière, et sur les profondeurs vertigineuses de l’espace du dedans où l’artiste puise son énergie créatrice. Sec comme un sarment, le visage émacié, l’oeil perçant, Ferdinand Cheval (Jacques Gamblin) accomplit sa tournée de facteur – 32 kilomètres quotidiens… Veuf, solitaire, handicapé du lien social, il contemple les cartes postales qu’il distribue et laisse son imagination vagabonder.
Un jour, une veuve l’interpelle et lui offre un verre d’eau. «Vous pensez à quoi en marchant?» lui demande-t-elle. «Je rêve», répond-il à celle qui va devenir sa seconde femme. Laetitia Casta tient le rôle de Philomène. Pour cette figure du glamour, «jouer une paysanne n’est pas compliqué: j’adore la nature. Les animaux, les plantes me sont très familiers. Le glamour, c’est mon travail, mais je viens de la nature, de la campagne.»
Un jour de 1879, le Facteur Cheval bute sur une pierre molasse dont la forme étrange ravive en lui un ancien rêve de châteaux et de grottes. Il dévaste le jardin potager pour y construire ce Xanadu de bric et de broc qui lui vaudra une renommée universelle. Pour évoquer ce miracle, Laetitia Casta cite Bachelard: «Le rêve est la volonté de l’homme.»
Comédien physique, Jacques Gamblin incarne un Facteur Cheval saisissant. Une force de la nature, un architecte instinctif mû et creusé par une énergie surhumaine, un arpenteur de chemins, à l’aise sous le soleil et dans l’effort, peinant à s’exprimer dans la société des hommes. «Un personnage hiératique, granitique, mais peuplé de sensations et de sentiments», selon le comédien.
DISCOURS POLITIQUE
C’est aussi une incroyable histoire d’amour que raconte Nils Tavernier. Philomène, «un coeur simple, une âme forte» pour Laetitia Casta, voue un amour inconditionnel à Cheval. Elle traduit ce qu’il n’arrive pas à communiquer. Elle lui met d’office dans les bras un bébé qu’il n’aurait jamais approché; elle l’incite à poser pour le photographe devant son palais comme il en brûle d’envie sans oser le dire. Elle révèle l’humanité de celui que les braves gens considèrent comme un fou affligé d’une «cervelle de rustre» (expression utilisée dans un rapport du Ministère de la culture daté de 1964).
Film humaniste mêlant les quatre éléments, l’eau créatrice de vie, la terre nourricière, le feu qui brûle dans l’âme et dans l’âtre, le souffle du vent et de l’inspiration, Le Facteur Cheval chante la beauté du monde et une forme d’humilité existentielle. Peut-il contribuer à une prise de conscience? Laetitia Casta, une des initiatrices de la tribune «Le plus grand défi de l’humanité» contre le réchauffement climatique, le pense: «C’est un film qui parle des saisons qui passent et de la nature. Bien sûr, il délivre un message écologique. C’est important, ce qu’on laisse à nos enfants. Ce sont eux qui vont devoir reconstruire. Le capitalisme ne fait pas du bien. Tout artiste tient un discours politique qu’il le veuille ou pas. Oui, ce film peut faire bouger les consciences.»