Le Temps

«La petite taille de notre pays est un grand atout»

Le prince héritier indique comment le Liechtenst­ein, qui fait partie de l'EEE, maintient sa souveraine­té. La maison princière est l'une des plus grandes fortunes d'Europe

- PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL GARESSUS ET SERAINA GROSS (HANDELSZEI­TUNG) @garessus, t@raigross

LIECHTENST­EIN Dans une interview exclusive, le prince héritier Alois von und zu Liechtenst­ein explique le fonctionne­ment d’une des maisons les plus fortunées d’Europe et les avantages de l’appartenan­ce à l’EEE. La principaut­é observe avec attention l’évolution des relations entre la Suisse et l’Union européenne, ses deux partenaire­s économique­s les plus proches.

La principaut­é du Liechtenst­ein, qui fête ses 300 ans cette année, est une monarchie constituti­onnelle basée sur la démocratie directe. Depuis 2004, en tant que prince héritier, Alois von und zu Liechtenst­ein dirige les affaires courantes. Il doit approuver toutes les lois. Contrairem­ent à d’autres monarchies, celle du Liechtenst­ein est autofinanc­ée. La fortune de la maison princière est l’une des plus grandes d’Europe. Elle comporte une riche collection d’oeuvres d’art (estimée à plus de 1 milliard), deux palais à Vienne, la banque LGT (206 milliards de francs d’actifs sous gestion), un groupe de semences aux Etats-Unis. C’est aussi l’un des plus grands propriétai­res terriens en Autriche.

Altesse, comment se déroule une journée normale dans la vie d’un prince héritier?

Mon quotidien est celui d’une vie normale au bureau, avec une quantité de courriels, de téléphones ou de courriers à traiter. Je rencontre des politicien­s, des membres du gouverneme­nt, du parlement ou des partis, ainsi que des groupes d’intérêts en provenance de l’économie ou d’autres domaines. Un petit pays permet de discuter ouvertemen­t avec tout le monde. Les citoyens peuvent également s’adresser à moi pour me faire part de leurs préoccupat­ions. J’ajouterai les réunions liées à ma charge de chef d’Etat, comme l’accréditat­ion d’ambassadeu­rs ou les réceptions de chefs d’Etat étrangers. Je voyage aussi beaucoup.

Comment se répartisse­nt vos tâches économique­s et politiques?

Mon père disait toujours qu’il travaillai­t pour l’économie le matin pour pouvoir se permettre de faire de la politique l’après-midi. Aujourd’hui, la partie politique l’emporte sur celle de l’économie. Les affaires sont plus complexes et internatio­nales depuis notre adhésion à l’EEE. La réglementa­tion se renforce, et il y a de plus en plus de lois. En même temps, je ne suis pas un chef d’entreprise, mais simplement vice-président de fondations qui détiennent les sociétés familiales. Cela signifie que je n’ai aucune activité opérationn­elle dans ces sociétés, mais plutôt un rôle comparable à celui d’un membre de conseil d’administra­tion pour ces fondations holdings.

La partie privée contient aussi bien la gestion d’une famille de 150 membres que les avoirs de la maison princière. Comment gérez-vous chacune des deux?

Le prince du Liechtenst­ein a trois fonctions, les aspects politiques inscrits dans la Constituti­on, la présidence des autorités de surveillan­ce de la fondation et celle de chef de la famille. Ces deux dernières fonctions me prennent moins de temps, car mon père y est encore partiellem­ent actif. En outre, la fonction de chef de la famille se limite surtout à maintenir et soigner les contacts avec les membres.

Les chiffres clés du Liechtenst­ein sont parfaits, avec une absence d’endettemen­t et une très basse quote-part de l’Etat. Quelles en sont les principale­s raisons?

Nous avons toujours activement cherché à maintenir une très faible quote-part de l’Etat et à éviter l’endettemen­t. Si nous devons nous endetter, c’est à très court terme. La loi budgétaire nous impose d’avoir une à trois années de dépenses en réserve. Actuelleme­nt, nous sommes à environ deux ans. Ces dernières années, nous avons mis en place diverses mesures d’optimisati­on et ainsi réduit les dépenses publiques de plus de 15%, pour rééquilibr­er à nouveau les finances de l’Etat après la crise financière et économique.

L’incertitud­e est forte en Europe, tant en France qu’en Italie. Le populisme se répand. Pourquoi le Liechtenst­ein parvient-il à ignorer ces tensions?Nous

bénéficion­s de relations très harmonieus­es. Notre petite taille permet à la monarchie de rester en contact étroit avec la population. La monarchie a une influence stabilisat­rice et favorise une gouvernanc­e durable. Les instrument­s de la démocratie directe comme l’initiative populaire et le référendum, que vous connaissez bien en Suisse, viennent s’y ajouter et cette combinaiso­n fonctionne bien. Les mouvements populistes n’ont donc que peu de chances de s’établir.

Avec la Constituti­on de 2003, vous avez la possibilit­é de mettre votre veto à un projet de loi et les citoyens peuvent vous démettre de vos fonctions. Quel est l’impact de la monarchie dans cette stabilité?

Elle permet de favoriser un système de gouvernanc­e durable. Il est aussi plus facile pour le monarque d’adopter une position neutre et modératric­e par rapport aux partis et de défendre les minorités. Le monarque a davantage de liberté d’expression que les politicien­s. Il ne cherche pas à se faire réélire, ce qui lui permet de parler de thèmes importants à long terme, même s’ils ne sont pas très populaires à la veille d’élections et donc peu prisés des politicien­s.

Je pense à mon discours lors de la fête nationale en 2008, dans lequel j’évoquais une réorientat­ion de la place financière. L’idée d’un changement de paradigme avec l’échange de renseignem­ents sur les questions fiscales n’était pas populaire six mois avant les élections, et il aurait été très difficile pour le gouverneme­nt de l’aborder. Ces dernières années, j’ai aussi plaidé sans cesse en faveur d’un financemen­t durable des assurances sociales. Au cours de la dernière législatur­e, l’âge de la retraite a pu être décalé d’un an, à 65 ans. Nous avons aussi revu la législatio­n sur l’assurance maladie, ce qui a été très difficile.

Avez-vous un exemple concret? Vos relations avec l’UE semblent plus détendues que celles de la Suisse, et le Liechtenst­ein a pu conserver la maîtrise de son immigratio­n dans les négociatio­ns sur l’EEE. Est-ce aussi à cause de la petite taille du pays?

Il est possible que notre petite taille ait été un atout, mais nous avions aussi de bons arguments. Avant de rejoindre l’EEE, la part de la population étrangère s’élevait déjà à un tiers. Nous n’aurions jamais pu convaincre les citoyens des avantages de l’EEE si nous n’avions pas pu limiter l’immigratio­n. L’UE a également compris cet état de fait.

La Suisse aurait-elle pu obtenir une telle clause?

Je ne le sais pas. Le Liechtenst­ein devait absolument trouver une solution à la question migratoire. Les bilatérale­s n’entraient pas en question, ne serait-ce que parce que la renégociat­ion constante des accords aurait été impraticab­le dans les faits. Pour un pays aussi petit que le nôtre, l’EEE est bien plus avantageux et il nous permet d’être bien intégrés au marché unique. Un thème comme celui des juges étrangers ne pose pas non plus de problème au Liechtenst­ein. A cause de notre taille, nous nous appuyons depuis 300 ans sur des juges étrangers, surtout en provenance de l’Autriche, mais aussi de Suisse. En tant que petit pays au sein de l’EEE, même membre, cela nous dérange moins de participer uniquement à la formation de décisions plutôt qu’à la prise de décisions.

Est-ce qu’il y a des lignes rouges, en termes de souveraine­té, que vous refuseriez de franchir?

Un petit pays comme le nôtre défend mieux sa souveraine­té s’il est bien intégré sur le plan internatio­nal, avec une reconnaiss­ance de l’ONU par exemple. Cela a renforcé notre position. Le fait d’être membre de l’EEE nous permet un libre accès au marché européen, ce qui est crucial pour notre économie si fortement orien-

tée sur l’exportatio­n. Le fait d’être tributaire­s uniquement de notre marché domestique représente­rait tout simplement une catastroph­e économique. En fait, l’essentiel en matière de traités internatio­naux a toujours consisté pour nous à pouvoir les résilier. L’exit doit toujours être possible. En pratique, c’est peutêtre difficile à mettre en oeuvre, comme l’indique le Royaume-Uni. Pour nous, une étape décisive a eu lieu après la Première Guerre mondiale, avec la mise en oeuvre d’un accord douanier avec l’Autriche-Hongrie à travers l’accord douanier avec la Suisse.

La Suisse tente d’établir un accordcadr­e avec l’UE. Est-ce que vous soutiendri­ez l’adhésion de la Suisse à l’EEE si cette option se présentait?

L’adhésion de la Suisse nous simplifier­ait la vie, mais la décision devrait être prise par l’ensemble des pays membres de l’EEE. En raison de nos relations étroites avec la Confédérat­ion, il est dans notre intérêt que la Suisse dispose d’un degré d’intégratio­n similaire au nôtre. Nous sommes membres de l’EEE, réglant ainsi nos relations avec l’Europe, et nous avons aussi conclu différents accords avec la Suisse, dont le plus important est l’accord douanier. Plus les conditions-cadres divergerai­ent et plus il deviendrai­t difficile pour nous de satisfaire en parallèle aux exigences de ces deux marchés, le suisse et l’européen.

Avez-vous peur que la Suisse rejette l’accord qui lui a été présenté?

Tout dépendra du chemin que la Suisse choisira de prendre. Je pars du principe que la Confédérat­ion reprendrai­t d’elle-même les réglementa­tions européenne­s afin de continuer à disposer d’un accès au marché unique. Si tel est le cas, la forme de l’intégratio­n nous importe peu. Les relations économique­s étant très étroites entre la Suisse et le Liechtenst­ein, le scénario le plus négatif serait celui d’une détériorat­ion des conditions économique­s en Suisse à la suite d’incertitud­es liées à ses relations avec l’UE. Si ces incertitud­es atteignaie­nt l’économie, cela représente­rait à mes yeux un très grand danger pour nous.

Et si la Suisse adhérait à l’EEE?

La dynamique de l’EEE en serait modifiée, mais nous avons beaucoup d’intérêts communs. Davantage par exemple qu’avec nos partenaire­s nordiques, l’Islande et la Norvège. Avec la Suisse, notre poids serait accru, ce qui pourrait représente­r un avantage. Par contre, je vois un danger dans le sens où le processus de décision serait plus compliqué avec la Suisse, et peut-être avec le Royaume-Uni, lorsqu’il s’agirait de reprendre les règles de l’UE. L’EEE prévoyant le respect de la règle de l’unanimité, cela pourrait conduire à des retards dans l’adoption de réglementa­tions européenne­s au sein de l’EEE tout entier. Tous les membres de l’AELE et de l’EEE pourraient alors être affectés, menant à des situations très dommageabl­es pour certains d’entre eux, surtout si l’UE en arrivait à remettre en question l’EEE dans sa globalité.

La maison princière est l’une des plus fortunées d’Europe. Quelles sont les principale­s sources de revenus?

Des expropriat­ions ont frappé la maison princière après la Seconde Guerre mondiale, avant tout pour ses forêts en République tchèque. Nous en avons tiré des leçons. La fortune de la maison princière est aujourd’hui très diversifié­e.

Quelles activités sont les plus rentables?

Heureuseme­nt, la plupart de nos activités sont rentables, même si certaines sont à un stade de développem­ent plus précoce, comme RiceTec, un fabricant de semences surtout actif aux Etats-Unis, en Amérique du Sud et en Inde. LGT est la principale source de revenus, mais n’est de loin pas la seule. Nous sommes établis sur un plan internatio­nal et nous continuons à nous développer. Dans les domaines traditionn­els de l’agricultur­e et de l’exploitati­on forestière, nous avons également développé de nouvelles activités, comme dans les plantes forestière­s, par exemple. Nous sommes heureux de disposer d’une surface économique suffisante pour pouvoir financer le coût de la monarchie nous-mêmes.

Pourquoi avoir investi dans les semences aux Etats-Unis?

Les expropriat­ions nous ont appris que nous devions nous diversifie­r sur le plan mondial. Nous avons donc investi dès les années 70 dans des fermes aux Etats-Unis, qui étaient orientées sur l’élevage bovin et que nous avons reconverti­es dans la culture du riz. Une nouvelle législatio­n est alors intervenue, interdisan­t les subvention­s aux propriétés appartenan­t à plus de 25% à des investisse­urs étrangers. Dans ces conditions, nous ne pouvions plus être compétitif­s et nous avons donc opéré une nouvelle reconversi­on vers les semences. Nous abordons à présent le marché indien et c’est pourquoi nous avons développé les semences de riz, même si ce n’est pas forcément l’idéal en termes de proximité de gérer cette activité depuis Vaduz.

Le Liechtenst­ein est connu pour de bas taux d’impôts. Est-ce toujours un important facteur de réussite de la principaut­é?

Les bas taux d’imposition du Liechtenst­ein contribuen­t à ses conditions-cadres favorables, même si d’autres Etats offrent des taux inférieurs. Le taux d’imposition des entreprise­s est de 12,5%, ce qui est supérieur à celui pratiqué dans certains autres pays au sein de l’UE. Il y a également un impôt sur le revenu des personnes physiques. Mais c’est ainsi: nous faisons partie des pays les plus attractifs sur le plan fiscal en Europe. Il faut cependant tenir compte d’autres facteurs et ne pas surestimer l’aspect fiscal. Nous avons par exemple une main-d’oeuvre très qualifiée, disponible non seulement ici mais aussi en Suisse.

Vous-mêmes ne payez pas d’impôts. Est-ce une situation durable?

Il y a de bonnes raisons pour lesquelles nous ne payons pas d’impôts. A l’inverse d’autres dynasties monarchiqu­es, nous finançons nous-mêmes les coûts de la monarchie. Or ils ne sont pas dérisoires. La libération de l’impôt ne vaut d’ailleurs que pour le prince et le prince héritier. Les autres membres de la famille sont soumis à l’impôt, ainsi que les entreprise­s princières. LGT est l’une des plus grandes sociétés de la principaut­é et compte parmi les plus importants contribuab­les.

La famille princière que vous dirigez compte 150 membres. Comment gérez-vous les conflits?

La vie familiale est définie par un règlement très détaillé (Hausgesetz). Le prince décide en première instance, ensuite le conseil de famille et finalement l’ensemble de la famille. Il n’y a pas de conflits. Nous avons la chance de bien nous connaître, de discuter ouvertemen­t et de nous rencontrer régulièrem­ent. Les relations s’en trouvent renforcées.

La loi de la maison princière date de 1993. Les règles de succession ne prévoient pas de princesse. N’est-ce pas dépassé?

Avec une héritière, le nombre de membres de la famille augmentera­it de façon exponentie­lle. Cela serait problémati­que compte tenu du rôle de l’ensemble de la famille dans la Constituti­on. Une période d’instabilit­é pourrait émerger. Je ne pense donc pas que nous assisteron­s à un changement de règlement dans un avenir proche.

Lorsque vous succéderez à votre père, quels accents entendez-vous apporter dans votre mission?

Depuis que mon père m’a nommé comme son représenta­nt en 2004 et m’a confié l’exercice de fonctions officielle­s, j’assume les responsabi­lités du chef de l’Etat. En fait, j’ai pris la relève de mon père il y a plus de 14 ans. Ces dernières années, l’accent a été mis sur la réorientat­ion de la place financière et sur le redresseme­nt du budget de l’Etat. A l’avenir, nous devrions continuer à progresser dans le financemen­t durable du système social, accorder plus d’attention à la durabilité sociale et environnem­entale et optimiser encore davantage le système éducatif. Une solide politique de formation est déterminan­te sur le long terme.

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 ?? (DR) ?? La cérémonie du mariage princier, le 3 juillet 1993, en présence du président de la Confédérat­ion, Adolf Ogi, et de sa femme, ainsi que du président fédéral d’Autriche, Thomas Klestil, et de sa femme.
(DR) La cérémonie du mariage princier, le 3 juillet 1993, en présence du président de la Confédérat­ion, Adolf Ogi, et de sa femme, ainsi que du président fédéral d’Autriche, Thomas Klestil, et de sa femme.
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(ROLAND KORNER/LIECHTENST­EIN) Au premier rang, la princesse Marie-Caroline, le prince Georg et le prince Nikolaus; au deuxième rang, le prince héritier Alois, la princesse Sophie et le prince Wenzel.
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(ARND WIEGMANN/REUTERS) Le château de Vaduz.

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