A La Brévine, un lac en patinoire géante
Dans les Montagnes neuchâteloises, le lac des Taillères se transforme en patinoire géante lorsqu’il gèle. Depuis des générations, les gens du coin y improvisent de petits matchs informels, où certains laissent leurs dents pour prendre du plaisir
SPORT A l’arrivée de l’hiver dans ce coin des Montagnes neuchâteloises qu’on appelle la Sibérie de la Suisse pour son froid extrême (température record de -41,8°C), le lac des Taillères se transforme en un miroir de glace parfait et devient la plus bucolique des patinoires du pays. Les habitants de la vallée et les touristes enfilent leurs skis de fond ou leurs patins, et certains en profitent pour organiser des matchs de hockey en plein air. Aujourd’hui, la météo instable apporte quelques nuances mais ne menace pas la tradition.
Dans les quelques centimètres de neige qui recouvrent la glace, ils ont tracé un terrain de jeu à l’aide de pelles métalliques. Pour compléter l’équipement de la petite bande de jeunes, deux paires de vieilles godasses en guise de buts, trois chaises de plage pour reprendre son souffle, une glacière comme si les boissons menaçaient de se réchauffer à l’air libre et, bien sûr, tout le nécessaire pour jouer au hockey. Lorsque les conditions le permettent, comme en fin de semaine dernière, le lac des Taillères devient la plus bucolique des patinoires du pays.
A 1 kilomètre de là se niche le plus célèbre des villages de 600 habitants du pays: La Brévine. Il y a vingt-deux ans jour pour jour, sa station météorologique a enregistré une température record de -41,8°C. Les locaux en ont fait leur fierté, jusqu’à imaginer une Fête du froid (huitième édition le 2 février), et les curieux viennent de loin pour le frisson de visiter l’autoproclamée «Sibérie de la Suisse».
Lorsqu’il est gelé et praticable, son lac devient son attraction touristique numéro un, ainsi qu’un véritable stade en plein air dans cette vallée mordue de sports d’hiver. On s’y dépense patins ou skis de fond aux pieds. Et partout, de petits groupes improvisent de petits matchs de hockey informels. «Quand l’hiver vient, on scrute les webcams, on échange via les réseaux sociaux et dès que c’est possible on prend la canne, le puck, le maillot du HC La Chauxde-Fonds et c’est parti», se marre Luca Bonnet, 21 ans, membre du club d’unihockey de La Brévine. Le lac est «foutu»
«Les groupes se mélangent, les équipes sont tirées au sort, c’est très convivial. C’est sans doute les moments où l’on prend le plus de plaisir à jouer au hockey», valide Valentin Baillod, qui pratique aussi avec le HC Sibérie, une équipe de La Brévine engagée dans le très amical «championnat des Montagnes neuchâteloises». Il n’y a plus de véritable club de hockey sur glace au village depuis le début des années 2000, mais la passion pour la discipline demeure. «Tous les gens que je connais suivent les résultats, vont régulièrement à la patinoire des Mélèzes à La Chaux-de-Fonds et disposent d’une canne à la maison, reprend Valentin Baillod. Beaucoup sont fans d’Ambri-Piotta, sans doute par identification à ces deux petits villages tessinois… Oui, il y a dans notre vallée une vraie culture du hockey.»
Il y a donc du monde lorsqu’il s’agit de jouer sur le lac. «Ici, on apprend à faire du ski de fond avant de savoir marcher, mais c’est vrai que beaucoup de gens jouent aussi au hockey pour le plaisir», note Pascal Schneider, du magasin Siberia Sports. Son père, Jean-Pierre, lui a remis l’affaire familiale, mais il se charge toujours, bénévolement, de surveiller le lac et de le déclarer propre à la balade lorsque la couche de glace atteint une épaisseur de 10 centimètres et qu’elle n’est pas recouverte de trop de neige. Ce qui n’est pas si fréquent. «Cette année, le lac aura été praticable trois jours la semaine dernière, souffle Pascal Schneider. Maintenant, il est «foutu». Il a trop neigé, il n’est plus «patinable», et il ne le sera sans doute plus de l’hiver…»
Il y a deux ans, des températures très fraîches couplées à une absence de neige avaient fait du lac des Taillères une patinoire parfaite pendant plus d’un mois. Faute de pouvoir faire du ski de fond, les gamins du ski-club s’y entraînaient alors au hockey deux à trois fois par semaine, et tous les habitants gardent de cet hiver des souvenirs mémorables. «Cela devait faire dix ans que les conditions n’avaient pas été aussi propices à la pratique du sport sur le lac», se rappelle le patron du magasin de sport, dont le service de location de patins avait alors fonctionné à bloc.
Les plus anciens se souviennent d’un temps où l’hiver transformait le lac des Taillères en un miroir lisse avec plus de régularité, comme Claudy Rosat, 72 ans, qui a toujours habité sur ses rives. «Ah, gamin, j’ai bien profité du lac! L’école était de l’autre côté, juste en face. L’été, je traversais à la rame dans une barque et l’hiver, en patinant. Attention, nous n’avions pas de vrais patins, nous, juste des lames qu’on vissait à de bonnes chaussures.»
Déjà, le hockey était le sport collectif officiel de la vallée, se remémore cet ancien bon skieur de fond amateur, qui a récolté plus de 1000 dossards en quarante ans de compétition. «Il y avait de belles bagarres, alors que nous n’étions pas du tout équipés pour… A l’âge de 18 ans, je me suis pris un puck en pleine figure, il m’a cassé toutes les dents et depuis je porte un appareil. Je pourrais aussi vous montrer mes tibias: on y voit encore les bleus…» Dur, dur pour les patins
L’anecdote fait sourire le vice-président du HC Sibérie, Valentin Baillod, qui assure que désormais le hockey sur lac est devenu «plus amical». Mais quand même: il en coûte de jouer sur la glace des Taillères. «Au bout d’un après-midi à jouer, il faut aller refaire aiguiser les patins, souligne Luca Bonnet. On n’est pas sur une belle patinoire, c’est plus brut, ça croche.»
C’est peut-être pour ça que le HC La Chaux-de-Fonds n’avait pas suivi l’idée du jeune homme, alors chef de presse du club, de délocaliser un entraînement de l’équipe pro sur le lac. Mais c’est aussi ce qui fait le caractère de ce terrain de jeu naturel. «Pour moi, le lac incarne l’esprit de La Brévine, ose l’unihockeyeur. Sur une rive, il y a les forêts magnifiques; sur l’autre, les fermes neuchâteloises. Et puis il invite à cette convivialité propre à la région. L’été, on y fait des grillades, l’hiver, du sport. Nous habitons une vallée vivante, mais l’offre culturelle reste limitée, alors pour nous, ce que ce lac peut nous offrir compte vraiment.»
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«Pour aller à l’école l’été, je traversais dans une barque et l’hiver, en patinant. Nos patins, c’était juste des lames qu’on vissait à nos chaussures» CLAUDY ROSAT, 72 ANS