Le Temps

Dans le cercle vicieux des réseaux de prostituti­on

Arrivée en Suisse en 2017 dans l’espoir de devenir aide-soignante, la jeune Nigériane raconte avoir été exploitée sexuelleme­nt à Lausanne durant un an. Sa plainte pour traite d’êtres humains est en cours d’examen

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Trompée sur ses espoirs de vie meilleure en Suisse, une jeune Nigériane s’est retrouvée piégée dans l’enfer de l’exploitati­on sexuelle. Un sort que partagent beaucoup de ses compatriot­es

Elle y croyait, à sa nouvelle vie en Suisse comme aide-soignante, au moment d’accepter un rituel de magie par un «baba», puis tout au long d’un voyage périlleux qui la conduit de camp en camp, de passeur en passeur, d’une terreur à une autre. Tara, de son prénom d’emprunt, Nigériane d’une vingtaine d’années, atterrit finalement à Lausanne, entre les mains d’une filière de prostituti­on qui l’exploite sexuelleme­nt pendant une année: «Ils n’avaient pas besoin de me menacer, je savais ce qui se passerait si je ne leur donnais pas l’argent», confie-telle.

Si Tara parvient à en réchapper grâce à l’aide de l’associatio­n Astrée, son sort, sans l’issue miraculeus­e, reste partagé par beaucoup de ses compatriot­es, prisonnièr­es de la peur et des rites de sorcelleri­e.

Apparus en Europe au début du siècle, les réseaux de prostituti­on nigérians sont actifs en Suisse, notamment à Lausanne. L’ampleur du phénomène est difficile à estimer. Quant à la lutte contre cette forme de traite d’êtres humains, c’est une tâche laborieuse qui se complique en raison du statut précaire des victimes et leur peur de témoigner ou de contacter la police. «Les situations sensibles nécessiten­t beaucoup d’humanité pour que les femmes victimes soient considérée­s comme telles lors d’une interpella­tion, par exemple», explique Anne Ansermet, codirectri­ce d’Astrée. L’associatio­n a aidé Tara à déposer plainte, mais l’affaire stagne alors que l’avenir de la jeune femme en Suisse devient de plus en plus incertain.

«Ils n’avaient pas besoin de me menacer, je savais ce qui se passerait si je ne leur donnais pas l’argent» TARA

Les promesses alléchante­s d’une «mama», un rituel de magie appelé «juju», une périlleuse traversée du désert et un an de prostituti­on forcée à Lausanne: le parcours de Tara*, Nigériane âgée d’une vingtaine d’années, est celui d’une lente descente aux enfers. Arrivée en Suisse au printemps 2017 dans l’espoir de devenir aide-soignante, la jeune femme dit s’être retrouvée prise au piège d’une puissante filière d’exploitati­on nigériane qui l’a sommée de rembourser les quelque 80000 euros du «voyage». Entre-temps, elle a donné naissance à une petite fille, aujourd’hui confiée à l’adoption, avant de retourner sur le trottoir quelques jours après son accoucheme­nt.

Miraculeus­ement extirpée du réseau en mai dernier avec l’aide de l’associatio­n Astrée, la jeune femme aujourd’hui réfugiée à Genève doit affronter une nouvelle épreuve, celle de la justice. Assistée par son avocate, Me Laïla Batou, Tara a déposé plainte en mai dernier pour traite d’êtres humains. Une première audition a eu lieu en septembre, au Ministère public central de Renens. Depuis, l’affaire stagne.

Mais il y a plus grave: bien qu’identifiée comme probable victime de traite, Tara s’est vu notifier par le Secrétaria­t d’Etat aux migrations (SEM) une interdicti­on d’entrée en Suisse jusqu’en 2020 pour «comporteme­nt répréhensi­ble». Autrement dit, séjour illégal et exercice illicite de la prostituti­on, dont elle devra également répondre devant le Ministère public.

Une «vie meilleure»

Assise sur une chaise, les bras croisés, Tara est jusqu’ici restée silencieus­e. «Depuis que j’ai commencé à me prostituer, je n’ai jamais accepté ce travail, parce qu’il m’a fait tout perdre, ma fierté, mon enfant, tout.» D’une phrase, la jeune femme plonge dans un abîme de souvenirs. Dans un anglais limpide, elle raconte comment, fin 2016, sa vie a basculé. Voici son récit tel qu’elle nous l’a livré.

Orpheline issue de la classe moyenne, née dans l’Etat d’Edo, Tara rêvait d’études de médecine que sa famille ne voulait pas financer. La visite d’une vieille connaissan­ce et sa promesse d’une «vie meilleure» vont bouleverse­r ses plans. Naïve, elle accepte la propositio­n et se retrouve bientôt nue dans la maison d’un «baba», un guérisseur local, qui lui prélève des poils pubiens selon le rituel du juju. Elle croit s’envoler vers l’Europe en avion, c’est un périple de plusieurs semaines à travers le Niger puis la Libye et l’Italie, qui l’attend. En compagnie d’une dizaine d’autres femmes.

Ordres, cris et menaces rythment le périple. Terrorisée, Tara est ballottée de passeur en passeur. A chaque fois, des hommes armés ont son nom, ils la font monter dans les camions, les bus, sans poser de questions. «J’étais stressée, tout était confus, j’avais peur», relate-t-elle, émue. Dans un camp en Libye, elle subit plusieurs viols faute de parvenir à payer la police locale. A l’arrivée à Tripoli, un homme du groupe qui veut rebrousser chemin est exécuté pour l’exemple. Tara embarque finalement sur un bateau gonflable direction l’Italie. En mer, l’embarcatio­n surchargée est sauvée de justesse du naufrage par un navire étranger et ramenée en Sicile.

Après s’être échappée lors d’une escale à Turin, où un passeur l’a conduite, c’est à Lausanne que Tara atterrit en avril 2017. Elle tente alors de rejoindre une connaissan­ce, qui refuse de l’aider. Désemparée, elle rappelle alors le passeur, qui l’envoie rue de Genève, où on vient la chercher. Le travail forcé commence alors. Chaque nuit, de 21h à 5h du matin, Tara se prostitue. Des horaires minutés, sous la surveillan­ce permanente des «mamas», autrement dit des proxénètes. «Les passes se déroulaien­t le plus souvent en voiture, parfois à l’hôtel, précise Tara. Chaque semaine, je devais leur remettre 800 à 1000 euros dans un lieu tenu secret.» Et sinon? «Ils n’avaient pas besoin de me menacer, je savais ce qui se passerait si je ne leur donnais pas l’argent, répond Tara. Il y avait le juju. Et puis un des gars m’a dit de ne pas lui donner le plaisir de me tuer lui-même.» Certaines de ses compatriot­es reviennent avec des hématomes au visage; la jeune femme n’a d’autres choix que de s’exécuter. Le jour, elle tente de trouver le sommeil dans l’un des appartemen­ts tenus par la filière, qui sert également de planque pour la drogue, qu’elle occupe avec d’autres femmes.

Sous la menace du juju

Début mai, Tara découvre, paniquée, qu’elle est enceinte de huit mois. Un choc qui ne l’arrache toutefois pas à la rue. Quelques semaines plus tard, le terme survient. Elle accouchera finalement dans l’ambulance qui la conduit en urgence au CHUV, où elle est admise en tant que «patiente travailleu­se du sexe a priori contrainte». L’angoisse l’envahit soudain. «J’avais peur qu’ils sachent pour le bébé, raconte-t-elle, bouleversé­e. Les infirmière­s s’en sont occupées. J’ai dû retourner dans la rue comme si rien ne s’était passé.»

Trois jours après son accoucheme­nt, Tara est interpellé­e par la police lausannois­e. Malgré toutes ses supplicati­ons, la jeune femme passera la nuit au poste. Un traumatism­e qui lui fait perdre «toute confiance en la police». L’enfant sera finalement confié à l’adoption. Une décision que Tara regrette aujourd’hui amèrement. «J’avais l’impression de perdre la tête, avec tous ces problèmes à résoudre. Je me suis perdue. Donner l’enfant à l’adoption n’était pas mon intention. Lorsque j’ai signé les papiers, je ne regardais même pas ce que je signais.» Un rapport du CHUV daté du 1er juin note: «Madame confie penser tout le temps à sa fille et se questionne à son sujet. Un lien semble présent entre sa fille et elle.» C’est n’est qu’après avoir donné l’enfant que des possibilit­és de changer de vie lui ont été, selon elle, présentées. Aujourd’hui, Tara ne rêve que d’une chose: régularise­r sa situation et entamer, enfin, une formation d’aide-soignante. Impossible pour elle de retourner au Nigeria où elle n’a «plus personne» et craint des représaill­es.

Aussi tragique soit-elle, l’histoire de Tara n’est pas un cas isolé. Apparues en Europe au début des années 2000, les filières de prostituti­on nigérianes sont actives en Suisse. A Lausanne, notamment, depuis 2015 au moins, mais pas à Genève selon les connaissan­ces de la police genevoise. Début décembre, une condamnati­on pour traite avec la magie noire comme mesure de contrainte a été prononcée pour la première fois dans le canton de Vaud à l’encontre d’une Nigériane de 36 ans qui exploitait ses compatriot­es. D’autres cas, à l’instar de celui de Tara, sont en cours d’examen. A Lausanne, les Nigérianes seraient une quarantain­e, actives dans le quartier de Sébeillon-Sévelin. L’ampleur réelle du phénomène reste toutefois méconnue.

La Cellule vaudoise d’investigat­ion dans le milieu de la prostituti­on (Cipro) mène une mission quotidienn­e de reconnaiss­ance sur le terrain. «Nous travaillon­s nuit et jour pour entrer en contact avec les prostituée­s et repérer les cas suspects», précise l’un des enquêteurs. La mise en confiance a été longue et reste fragile. «Il a notamment fallu combattre la désinforma­tion à l’oeuvre dans ces milieux qui diabolise les autorités, du juge au policier.»

La lutte contre les réseaux constitue une tâche immense. «Nous tentons de comprendre leur fonctionne­ment, de remonter les filières, en collaborat­ion avec la police au Nigeria et la Confédérat­ion, souligne-t-il. Les récits des femmes rescapées nous sont précieux. On sait aujourd’hui que la prostituti­on n’est pas leur seul domaine d’activité: il y a également de la délinquanc­e organisée et du travail forcé.» Peur des représaill­es

En 2017, l’associatio­n Astrée, qui soutient les victimes de traite, a aidé 11 femmes nigérianes à sortir de l’emprise d’un réseau et presque toutes ont déposé plainte. «En général, les victimes viennent de Bénin City, dans l’Etat d’Edo, précise la codirectri­ce Anne Ansermet. Elles sont issues de milieux très précaires et ont pour la plupart arrêté tôt leur scolarité, faute de moyens. Lorsqu’elles comprennen­t qu’elles ont été dupées, il est souvent trop tard, elles sont prisonnièr­es du rite de sorcelleri­e réalisé afin de sceller l’engagement.»

Grâce au partenaria­t avec l’associatio­n Fleur de Pavé, qui travaille sur le terrain, Astrée peut venir en aide aux victimes de traite. «Le travail de mise en confiance peut durer des mois, souligne Anne Ansermet. Les victimes sont généraleme­nt sur la défensive, terrorisée­s à l’idée de témoigner, par peur des représaill­es ou de la malédictio­n du juju. Elles ont aussi honte d’avouer à leur famille qu’elles ont dû se prostituer. Sortir du réseau n’est pas une décision facile.»

Si elles collaboren­t au maximum, l’associatio­n Astrée et la police de Lausanne défendent parfois des intérêts contradict­oires. «La police municipale a aussi un mandat de répression qui fait qu’elle s’attache à contrôler le statut de séjour et l’activité illégale d’un individu, souligne Anne Ansermet. Or les situations sensibles nécessiten­t beaucoup d’humanité pour que les femmes victimes soient considérée­s comme telles lors d’une interpella­tion par exemple.»

Pénélope Giacardy, coordinatr­ice à l’associatio­n genevoise Aspasie qui défend les intérêts des travailleu­ses du sexe, abonde en ce sens. «Il y a toujours un doute qui plane sur les victimes de traite humaine, par crainte d’une instrument­alisation des procédures d’asile, déplore celle qui a travaillé dix ans à Paris au contact des filières nigérianes. Mais en réalité, il y a bien plus de victimes qui ne vont pas porter plainte que de fausses victimes.»

«La justice doit comprendre que la plupart des victimes de traite ne sont pas libres de leurs mouvements, poursuit Pénélope Giacardy. Dans ces conditions, on peut considérer qu’elles ne sont pas responsabl­es d'éventuelle­s infraction­s commises durant le temps d’exploitati­on. D’autant plus que les amendes et poursuites font partie des techniques d’asservisse­ment pour dissuader les victimes de contacter la police.»

Tara a fait le pas, mais sa situation reste précaire. Me Laïla Batou dénonce des manquement­s dans la prise en charge de sa cliente: «Ce cas n’aurait pas dû échapper aux radars, estime-t-elle. Une femme qui se prostitue trois jours après avoir accouché ne le fait vraisembla­blement pas par choix. Plutôt que de la garder en cellule et de la dénoncer aux autorités pénales et administra­tives, la police aurait dû la mettre en contact avec les organismes d’aide aux victimes.» A ses yeux, Tara, même identifiée comme victime, continue d’être considérée comme une délinquant­e, ce qui provoque un «stress préjudicia­ble à sa santé déjà fragilisée». «Les victimes de traite disposent d’informatio­ns précieuses sur les réseaux: ce n’est pas en les persécutan­t qu’on démantèler­a les filières.» Sollicité par Le Temps, le procureur qui instruit la plainte n’a pas souhaité faire de commentair­es.

«Depuis que j’ai commencé à me prostituer, je n’ai jamais accepté ce travail, parce qu’il m’a fait tout perdre, ma fierté, mon enfant, tout» TARA*

* Prénom d’emprunt

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(KALONJI POUR LE TEMPS)

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