Le Temps

Le cigarettie­r à trois têtes

- SERVAN PECA JOURNALIST­E

Cannabis, vapoteuses et cigarettes chauffante­s. Altria, qui est plus ou moins à considérer comme le pendant américain de Philip Morris, ne sait plus où donner de la tête. Sa stratégie est un symbole de la période charnière qu’est en train de traverser l’industrie de la cigarette.

Cela faisait des mois que les rumeurs imaginaien­t Altria entrer dans le business de l’herbe. Dans le sillage de plusieurs Etats américains, le Canada a légalisé la fumette en octobre. A lui seul, le pays représente­rait un marché de 6 milliards de dollars par an. Selon les analystes et les médias financiers, ce n’était donc qu’une question de temps. Le cigarettie­r a investi 2 milliards de francs dans le capital du producteur canadien Cronos. «Une nouvelle et enthousias­mante opportunit­é de croissance», a commenté Howard Willard, le patron d’Altria.

Ce pari commercial serait déjà, à lui seul, intéressan­t à étudier. Le marché du cannabis va-t-il irrémédiab­lement finir dans les mains de multinatio­nales ou peut-il, à l’image de celui de la bière, laisser prospérer les petits producteur­s locaux et spécialisé­s?

Mais cet investisse­ment n’est pas le seul qu’Altria a annoncé en décembre. Le groupe a aussi dépensé 13 milliards pour devenir actionnair­e de Juul. Dans le monde de la cigarette, Juul est considérée comme le «game changer». Les alternativ­es à la fumée traditionn­elle, présentées comme moins nocives, se sont multipliée­s ces dernières années. Mais l’enjeu est comparable à la bataille du poignet entre les montres et les smartwatch­es. Dans cette industrie, celui qui parviendra à placer son inhalateur entre l’index et le majeur du plus grand nombre aura vaincu. Avec ses vapoteuses à recharge au design épuré, Juul a le potentiel pour gagner, prophétise­nt certains analystes. Le système s’est en tout cas installé à grande vitesse aux Etats-Unis – il est par ailleurs en train d’arriver en Suisse.

En misant à la fois sur le cannabis de Cronos et la vapeur aromatisée de Juul, Altria ne fait pas seulement un grand écart. Elle s’est peutêtre aussi tiré une balle dans le pied. L’investisse­ment dans Juul a fâché la Food and Drug Administra­tion (FDA). La puissante autorité de contrôle a écrit aux deux entreprise­s pour les sermonner et leur demander d’expliquer comment elles comptaient respecter leur engagement à ne pas encourager les mineurs à consommer des produits à la nicotine.

Ce n’est pas le moment de contrarier la FDA. Philip Morris est en attente d’une autorisati­on de commercial­isation de son plus grand pari stratégiqu­e depuis des décennies: la cigarette chauffante Iqos qui, aux Etats-Unis, serait vendue par Altria.

D’un côté les e-cigarettes, de l’autre les joints, et au milieu des cigarettes chauffante­s à base de tabac… Dans un monde où la clope recule, ce triptyque doit permettre à Altria de ne rien manquer, d’avoir un regard partout. Désormais, tel un cerbère, le cigarettie­r a trois têtes.

Dans la mythologie grecque, le cerbère n’est pas qu’un chien monstrueux. Il a aussi un rôle bien défini: gardien des enfers, il est chargé d’empêcher quiconque de s’en échapper. Altria veut être sûr que, quoi qu’il arrive, les fumeurs tireront sur l’un de ses produits. Et qu’ils ne s’affranchir­ont pas de la nicotine.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland