Le Temps

«IL MIRACOLO», ET L’ITALIE PLEURE SON SANG

- PAR NICOLAS DUFOUR @NicoDufour

Arte dévoile ces jours une série créée par l’écrivain Niccolò Ammaniti, l’histoire de la découverte d’une statue de la Madone aux larmes pourpres, dans une Italie qui va voter sur sa sortie de l’UE. Un troublant dédale psychologi­que qui peut faire penser à «The Leftovers»

Et coulent les larmes de sang. A Rome, dans un bouge infâme, repaire d’un mafieux qu’ils trouvent aspergé de sang, des policiers découvrent une statue de la Vierge Marie. Elle pleure en rouge. La stupéfacti­on est générale. L’affaire est confiée à un général du renseignem­ent, lequel s’empresse de contacter le premier ministre.

La madone ne paie pourtant pas de mine. C’est une figure en plastique d’une soixantain­e de centimètre­s, avec un doux sourire blanc, comme on en voit partout à l’ombre des campaniles. Elle pèse moins de 3 kilos. Mais elle fait couler 90 litres de sang par jour.

NICCOLÒ AMMANITI, PAPE

DE LA «LITTÉRATUR­E CANNIBALE»

Ainsi commence Il miracolo, série créée par le romancier italien Niccolò Ammaniti, qu’Arte dévoile ces jours pour les francophon­es, ce jeudi soir en diffusion classique, mais aussi, avec option de version originale sous-titrée, sur son applicatio­n.

A en croire les connaisseu­rs, le poids littéraire de Niccolò Ammaniti n’est plus à prouver. Avec

Comme Dieu le veut, couronné en Italie, ou Je n’ai pas peur, il a imposé sa patte. Son roman Moi et toi a inspiré l’ultime film de Bernardo Bertolucci. Les éditeurs français – il est notamment publié par Grasset et Robert Laffont – le décrivent comme «le chef de file de la «littératur­e cannibale». Ce courant littéraire a émergé en Italie dans les années 1990 et se caractéris­e par une langue moderne et «sanguine», nourrie de pop culture, qui rompt avec l’académisme.»

Une littératur­e «sanguine», c’est peu dire, avec ces litres de sang coulant au compte-goutte de la madone en polymère synthétiqu­e. Il miracolo place l’apparition de ce miracle au carrefour de plusieurs destins. D’abord, l’Italie va voter sur son appartenan­ce à l’Union européenne. Le premier ministre, qui a voulu la votation, voit sa popularité dégringole­r dans les sondages. Les milieux économique­s le pressent de reprendre la main tandis que sa première dame gifle ses enfants en public, avec vidéo à la seconde sur les réseaux, ce qui n’aide pas. Il perd pied. Il a montré la statue à un curé rencontré naguère en Afrique, qu’il continue, au début de l’histoire, à tenir pour une autorité. Ce cureton est aussi joueur au casino, pilleur des fonds de sa propre paroisse, endetté jusqu’à son col romain blanc, et érotomane à un degré aggravé.

Seul personnage à tenir à peu près sa conduite psychologi­que et morale, le général, lui, enquête pour comprendre d’où peut venir la madone. Et une chercheuse de son équipe, qui veut croire un temps à un miracle, analyse le sang écoulé.

LA PETITE VIERGE DE PLASTIQUE QUI DÉFIE TOUTES LES LOIS

Il miracolo ne ressemble à presque rien, c’est son charme. Avec quelques co-auteurs et réalisateu­rs, Niccolò Ammaniti construit cette tranche d’histoire d’Italie et de foi dans des directions qui lui sont propres. Il l’agrémente de séquences oniriques qui, une fois n’est pas coutume, n’ont rien de gadgets ou ne constituen­t pas d’inutiles interludes. Dans leur perdition face à la madone, ses personnage­s ont leur spirituali­té propre, fût-elle en cours d’écroulemen­t. La vierge aux larmes pourpres ne défie pas seulement les lois de la physique, mais aussi celles de la psyché humaine.

LE PARALLÈLE «THE LEFTOVERS»

On ne triche même pas. A découvrir les épisodes d’Il miracolo, on a pensé à The Leftovers, la série créée par l’écrivain américain Tom Perrotta d’après son propre roman, avec le scénariste Damon Lindelof. Là, en trois saisons (2014-2017), il a été question des conséquenc­es tragiques de la disparitio­n aléatoire d’une partie de la population. Ceux qui restent se déchirent, révélant les failles d’une société qui craquait déjà. Il miracolo a cette même épaisseur trouble. Et comme de juste, dans les entretiens cités par Arte, l’auteur mentionne… cette série: «Il miracolo n’est pas une série sur la religion. Le miracle n’est qu’un déclencheu­r, qui engendre chez mes personnage­s des doutes et des réflexions. Un peu comme dans The Leftovers…»

De The Leftovers à Il miracolo se tire une diagonale de l’absence et des déchiremen­ts, qui pourrait rapprocher les amateurs de ces deux fictions. Au reste, Niccolò Ammaniti s’est très bien entouré pour la réalisatio­n de son feuilleton, y compris l’impeccable habillage musical, avec par exemple le rythme chaloupé de

Panama par The Avener, ou l’obsédant Lunacy de Swans. Sans conteste, voici la première série intrigante de l’année.

La Vierge Marie pleure en rouge. La stupéfacti­on est générale

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(MONTESI ANTONELLO/ARTE) Le premier ministre, incarné par Guido Caprino, et la troublante madone.

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