Le Temps

À CAROUGE, ON DÉGUSTE UN «MISANTHROP­E» SOBRE ET RACÉ

- PAR MARIE-PIERRE GENECAND

Dans La Cuisine, lieu provisoire du théâtre genevois en travaux, Alain Françon livre un spectacle qui éclaire la finesse du texte de Molière

Sobre, sinon austère. A La Cuisine, le lieu provisoire du Théâtre de Carouge, Alain Françon propose une version posée et épurée du Misanthrop­e de Molière. C’est que le metteur en scène français a un projet: relever, dans le texte du génial amuseur, tous les indices qui racontent la logique de cour alors en vigueur. Cette tyrannie particuliè­re qui voulait qu’un sujet soit élevé ou jeté au bon vouloir d’un roi ensoleillé et qui, dès lors, faisait pulluler stratagème­s et flatteries au palais. Le mérite de cette sobriété? On entend tous les mots et aucun personnage n’est ridiculisé. L’inconvénie­nt? Le spectacle est plus cérébral que sensuel et Célimène, en femme rusée, mais effacée, peine à fasciner. Alceste, lui, incarné par le très humain Gilles Privat, raconte parfaiteme­nt la blessure qui l’amène à détester cette petite communauté.

Le décor dit déjà beaucoup du projet. Signé Jacques Gabel, il mêle avec une classe folle un intérieur XVIIe – ses moulures, son parquet, ses fenêtres éclairées de l’extérieur – à une photo contempora­ine de forêt enneigée qui, en fond de scène, apparaît subtilemen­t au gré des situations. Les lumières, que l’on doit à Joël Hourbeigt, restituent aussi ces fins dégradés sur lesquels travaille Alain Françon. A jardin, il y a l’ombre, refuge d’Alceste qui souhaite se cacher du monde. A cour, il y a la clarté qui souligne les jeux d’influence entre les tenants du plaisir et ceux de l’austérité.

DUELS ET FINE DENTELLE

Arsinoé (Dominique Valadié) vient tancer la belle Célimène pour sa légèreté? Celle-ci lui rétorque qu’elle optera pour plus de sagesse quand elle aura atteint l’âge vénéré de son inquisitri­ce et assure que les reproches de l’aînée sont plus fondés sur ses regrets que sur sa probité. Oronte (Régis Royer) vient présenter son sonnet à Alceste en quête d’un avis sincère? Fâché par la critique sévère qu’il reçoit, le fat deviendra son pire ennemi lors d’un procès. A chaque fois, Molière prouve le peu de fiabilité des paroles dites et données. Et, dans sa mise en scène au scalpel, Alain Françon éclaire les détails de cette dentelle.

Dans ce même esprit, le metteur en scène ne fait pas de Célimène une coquette écervelée, mais une femme de tête qui tient à sa liberté. Marie Vialle, sublime dans ses tailleurs et robes années quarante, est piquante. Mais une certaine réserve lui enlève du magnétisme et on peine à imaginer que toute la cour en pince pour une courtisane aussi effacée. Idem pour les fameux marquis Acaste (Pierre-Antoine Dubey) et Clitandre (David Casada), eux aussi en complet trois pièces. En règle générale, dans la lignée des Précieuses ridicules, ces personnage­s sont joués avec force perruques et voix haut perchées. A ce cliché, Alain Françon préfère un duo de fils à papa sûrs de leur bon droit et de leur aura. Un parti intéressan­t en Macronie, mais ces nouveaux marquis sont si sérieux que la scène du cancanage de Célimène tombe à plat.

LE BONHEUR DE LA JOUTE

Ces réserves n’entament pas le plaisir donné par le duo principal. Celui qui débat le plus finement du conflit entre servilité et civilité. D’un côté, Alceste, fâché contre les urbanités qui, selon lui, empêchent toute sincérité («Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre/Le fond de notre coeur, dans nos discours, se montre.» Ou plus loin, «sur quelque préférence, une estime se fonde/Et c’est n’estimer rien, qu’estimer tout le monde»).

De l’autre, Philinte, homme doux et sensé, qui préfère flatter plutôt que blesser («Il est bien des endroits où la pleine franchise/deviendrai­t ridicule et serait peu permise.»). Pierre-François Garel, tout en précision et fluidité, défend parfaiteme­nt cette voix de la raison amusée. Son argumentai­re coule tel du miel pour les oreilles, et on comprend que sa bienveilla­nce avisée séduise la fine Eliante (Lola Riccaboni). En face, Gilles Privat est formidable dans le registre «bête blessée». Il fulmine, rugit, tempête, tout en gardant dans l’oeil une tendresse pour son prochain. Son Alceste n’est pas un détestateu­r forcené. Plutôt un déçu qui ne demanderai­t qu’à être à nouveau détrompé. Gilles Privat, le très humain.

«Le misanthrop­e», jusqu’au 8 février, La Cuisine (rue Baylon 2, Carouge, Genève).

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