LA FAMILLE, CE LONG FLEUVE INTRANQUILLE
«Les soeurs aux yeux bleus»… Derrière ce titre un peu fleur bleue, aux relents de douce et naïve romance, se cache le onzième livre de Marie Sizun, une pièce maîtresse de sa formidable saga familiale
Auteure aussi tardive que prolifique, Marie Sizun a écrit, de 2005 à 2017, dix livres traçant le sillon d’une histoire familiale marquée par le tabou de naissances clandestines et d’amours ancillaires, peuplée de personnages attachants, mais terriblement engoncés dans leur rôle social et familial. Cette oeuvre à la fois très autobiographique et très distanciée, qui se déploie en d’infinies variations, explore notamment le thème de l’enfance et du trouble identitaire.
Dans son dixième livre (paru en 2017), La gouvernante suédoise,
Marie Sizun reconstituait sa propre histoire familiale à partir de vieilles photos jaunies et du journal intime de son arrièregrand-mère suédoise, Hulda, la jeune épouse de Léonard Sézeneau. La narration commençait en 1868 à Göteborg, se poursuivait à Stockholm et s’achevait à Meudon, en 1877, sur la mort de Hulda, mère de cinq enfants, à l’âge de 27 ans. Trois ans plus tard, le onzième titre de Marie Sizun, Les
soeurs aux yeux bleus, constitue la suite de cette histoire. Elle reprend le fil du parcours de Léonard et de ses enfants après la mort de son épouse et s’attache à l’histoire de la famille jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’intéresse en particulier au sort de ses trois filles, Louise, Eugénie et Alice, et plus accessoirement de ses deux fils, Isidore et Eugène.
ENTÊTÉ SILENCE
Après Meudon, la famille s’installe chez un ami de Léonard à Saint-Pétersbourg, de 1877 à 1885, puis s’établit dans un village près de Limoges, chez son frère cadet, jusqu’à la mort de Léonard en 1906, avant une ultime partie parisienne, de 1903 à 1939. Pendant toutes ces années, les affaires de Léonard Sézeneau n’ont cessé de péricliter pour le laisser finalement dans une quasi-pauvreté que le sens de l’étiquette et ses manières aristocratiques ne parviennent plus à dissimuler.
Face à la fragilité de sa jeune épouse (plus de vingt ans les séparent), Léonard avait embauché Livia, la gouvernante suédoise, qui lui servit aussi d’amante clandestine. Elle restera au service de la famille, des enfants surtout, après le décès de Hulda, devenant presque une mère pour eux. Le silence recouvre la relation de Sézeneau et de la jeune gouvernante, aussi bien que les deux maternités de cette dernière. La force de ce récit familial, qui voit les générations se succéder, tient en bonne partie à ce que l’on pourrait appeler une «génétique du silence», autrement dit des sourdes conséquences engendrées par le secret de famille au fil du temps. Une sorte de fatalité, cependant liée aux géométries familiales enfouies dans le temps, agit plus ou moins secrètement et puissamment sur les individus.
Tout change avec le temps, bien sûr, mais les histoires ont tout de même tendance à se répéter dans une lumière nouvelle et les êtres endossent des destins dont ils ont à peine conscience. La figure de la mère célibataire et de l’enfant privé de toute certitude du côté paternel tend à se répéter. Ainsi voit-on, en fin de récit, que la fille de l’une des trois soeurs, Lô, épouse des traits de caractère de son aïeule Hulda. Et l’on croit déjà reconnaître en elle la figure d’une mère attachante, fantasque et fragile, parfois inquiétante, si présente dans l’oeuvre de Marie Sizun.