Le Temps

LA MERVEILLEU­SE CHEVAUCHÉE DES «FRÈRES SORCIÈRES»

- PAR ISABELLE RÜF

Après «Terminus radieux», Antoine Volodine renouvelle le thème d’un idéal égalitaire perdu dans un monde d’après la catastroph­e. Noir, épique et lyrique Après la somme qu’était Terminus

radieux (Seuil, 2014, Prix Médicis), Antoine Volodine revient avec un triptyque dont chaque volet reprend et renouvelle une facette de son oeuvre, une des plus singulière­s et des plus fascinante­s de la littératur­e contempora­ine. Le premier déroule l’interrogat­oire d’Eliane Schubert. Devant un interlocut­eur distant qui réprime sévèrement toutes ses manifestat­ions d’émotion, elle retrace l’aventure d’une petite troupe de théâtre ambulante.

La Compagnie de la Grande-nichée, soudée par un idéal commun de justice et d’égalité, forgé dans la lutte et les camps d’une époque depuis longtemps révolue, parcourait un territoire «immense et infini», dans une zone de froid, de rocailles et de lacs. Les comédiens s’arrêtaient dans des villages perdus – Abaradzaï, Kroumel, Gartchavra, Burg-Hodol – le long des chaînes du Djadjil, au pays des «Douze Ciels Corbeaux» où subsistaie­nt encore les vestiges d’un Parti.

CAVALIERS SAUVAGES

Devant des habitants «rares et taciturnes qui toujours sentaient la laine crasseuse, les moutons, le feu», ces «golems porteurs de parole» jouaient des saynètes médiévales, des bribes d’agit-prop, de vieilles pièces de boulevard et parfois des «vociférati­ons étranges», hurlées, «rauquées» ou murmurées par des femmes, des appels à la guerre transmis par des aïeules: «AVEC FRACAS AVANCE SANS LE COEUR QUI BAT! ATTEINS LE SEIZIÈME SANGLOT SANS LE COEUR QUI BAT!»

Ces steppes, ces pays de loups et de vautours, ces grands-mères un peu sorcières, ces résidus tenaces d’idéologie socialiste périmée sont familiers aux lecteurs de Volodine. Ce sont des images, des thèmes récurrents dont émanent, en dépit de la noirceur, une beauté et un humour pérennes. Déjà dans Le

nom des singes et dans Le port intérieur (Minuit, 1994 et 1996), les personnage­s étaient soumis à un questionne­ment. Que cherche à savoir la voix neutre qui interrompt le flot du récit d’Eliane Schubert? D’où parle cette dernière? D’une prison? D’un au-delà? Ici, la frontière entre vie et mort est poreuse et elle l’a franchie sans le savoir. «Après le décès, les contraires n’existent plus», lui dit son interlocut­eur.

D’une voix mesurée, elle raconte les horreurs qu’ont subies les comédiens, enlevés puis décimés par une bande de brigands et de brigandes. Ces sauvages cavaliers parcouraie­nt les montagnes, pillant, violant, massacrant et s’entretuant plutôt que d’aliéner une miette de leur liberté. Pour se protéger, Eliane Schubert est devenue la favorite du chef. Elle a aussi fait alliance avec une brigande, Yee Mieticheva.

FEMMES PUISSANTES

Car il existe une solidarité entre femmes puissantes qui transcende les hostilités. Il peut aussi subsister des vestiges d’idéal égalitaire qui effacent la hiérarchie des genres, ce qui expliquera­it les «frères sorcières». Après des épreuves inimaginab­les, Eliane Schubert reste seule à pouvoir témoigner. A la fin de son récit, condamnée au silence et à une marche éternelle, il lui reste le souvenir de la magnificen­ce des paysages glacés, des éclairs de tendresse, la compagnie d’une minuscule araignée dans une flaque de lune et les «vociférati­ons», ultimes «régurgitat­ions» de sa mémoire.

Le deuxième volet est composé de 343 de ces «vociférati­ons» distribuée­s en 49 chapitres: les livres de Volodine sont imprégnés de discrètes contrainte­s chiffrées. Ces imprécatio­ns sont inspirées des

Slogans (L’Olivier, 2004) de Maria Soudaïeva, une chamane sibérienne et coréenne à l’esprit dérangé que l’auteur aurait connue à Macao et dont il a traduit et préfacé le recueil. Apparemmen­t dépourvues de sens, ces imprécatio­ns sont des appels à la résistance, à la lutte. Il s’en dégage, quand on les profère, une poésie étrange et âpre. «APRÈS L’INNOMBRABL­E BATAILLE, REPRENDS LA ROUTE!»

MILLE VIES

Dans le troisième volet, «Dura Nox, sed Nox», on est immergé dans «l’espace noir», entraîné dans une spirale narrative vertigineu­se qui tient du rêve et de l’hallucinat­ion. Composé d’une seule phrase de 121 pages, c’est un éblouissan­t exercice de compositio­n musicale. Cette période suit les métamorpho­ses et les méfaits d’un personnage de conte. Il y avait déjà dans

Terminus radieux un ogre de cette espèce: un être polymorphe, capable de s’introduire dans les rêves d’autrui ou d’envahir les corps pour s’en faire des enveloppes où continuer ses exactions pendant quelques siècles.

Cette créature est un père incestueux, un tueur, anthropoph­age, violeur, malin, doué de mille vies, capable de ressurgir d’un exil de douze fois douze mille ans. C’est le «rossignol brigand» des contes russes, les bylines chères à Volodine. Il évolue dans un monde où les distinctio­ns entre animaux et humains, entre hommes et femmes ne sont plus pertinente­s. Il n’hésite pas à exécuter femme et filles merveilleu­ses, et aussi les «Sept frères corbeaux», les «Sept filles belettes», les «Sept mésanges mineures». Ses victimes, il les jette au fond du «coeur nucléaire» d’une centrale abandonnée. Car si la phrase nous entraîne dans un monde de légendes, celles-ci renvoient sans cesse au nôtre et aux désastres qui l’ont précédé au cours du siècle passé.

AUTEURS EMPRISONNÉ­S

Il y a dans ce troisième volet une énergie dévastatri­ce, un humour noir, de l’autodérisi­on, des inventions lexicales, des mots anciens, des énumératio­ns baroques, de mauvaises blagues et des envolées lyriques. A la page 300, cet élan se fond dans le noir: «… il attendit d’abord que montât autour de lui une obscurité épaisse, puis». Ainsi s’achève en suspens le 43e livre «post-exotique», une oeuvre issue, dit Volodine, d’un collectif d’auteurs emprisonné­s, condamnés au silence, dont il est le porte-parole, avec trois autres hétéronyme­s – Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer. Leur bibliograp­hie figure à la fin de Frères sorcières. Volodine lui-même en a signé vingt volumes, les autres respective­ment cinq, treize et cinq. Quand ils atteindron­t le chiffre de quarante-neuf, ils poseront la plume et se tairont.

Ainsi s’achèvera un édifice fabuleux, avec ses «entrevoûte­s», ses «narrats» et autres formes inédites, un cycle romanesque puissant dans lequel passe un souffle cosmique inégalable.

«DEBOUT SOUS LA BOUE COMME DANS LES PIERRES!»

«FRÈRES SORCIÈRES»

 ?? (LEONARDO CENDAMO/LEEMAGE) ?? Depuis quarante ans, Antoine Volodine construit un édifice littéraire fabuleux auquel s’adjoignent les oeuvres de plusieurs hétéronyme­s (Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer).
(LEONARDO CENDAMO/LEEMAGE) Depuis quarante ans, Antoine Volodine construit un édifice littéraire fabuleux auquel s’adjoignent les oeuvres de plusieurs hétéronyme­s (Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer).
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Genre | Fiction Auteur | Antoine Volodine Titre | Frères sorcières. Entrevoûte­s Editeur | Seuil, coll. Fiction & Cie Pages | 304

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