PÉTRARQUE, L’AMOUR ET LA FAUCHEUSE
«Les triomphes», poème en six chants rédigé par l’homme de lettres italien au
XIVe siècle, est publié par Diane de Selliers dans une nouvelle traduction, avec, en guise d’accompagnement iconographique, des vitraux du début des années 1500
En 1327, alors âgé de 23 ans, le Toscan Francesco Petrarca croise le regard d’une jeune femme prénommée Laure. Elle deviendra sa muse, une source d’inspiration et d’émerveillement constant pour celui qui sera considéré, dans le sillage de son aîné Durante Alighieri, comme un des plus grands poètes du Moyen Age tardif, un humaniste annonciateur de la Renaissance.
Pétrarque, de son nom francisé, fut éperdument amoureux de Laure. Mais celle-ci, mariée, ne put lui retourner son amour. Qui étaitelle véritablement? Aujourd’hui encore, son identité est sujette à controverses, même s’il semble entendu qu’il s’agissait de Laure de Noves, épouse du marquis Hughes de Sade. Ce qui est en tous les cas certain, c’est que cette incarnation de l’éternel féminin inspirera au poète son chefd’oeuvre: Les triomphes, qui après une première ébauche en 1338 l’occupera de la mort de Laure en 1348 à sa propre disparition en 1374, sans qu’il ait pu l’achever. Composé de six chants, Les triomphes est une allégorie voyant un Pétrarque assoupi rencontrer des personnifications de l’Amour, la Chasteté, la Mort, la Renommée, le Temps et l’Eternité.
PROJET SPIRITUEL
A la fin des années 1990, Diane de Selliers avait publié de magnifiques éditions de La divine comédie de Dante et du Décaméron de Boccace, deux textes majeurs de la poésie italienne qu’elle avait accompagnés d’une iconographie idoine: des peintures de Botticelli pour le premier, des toiles de l’auteur lui-même et de ses contemporains pour le second. Vingt ans après, voici qu’elle fait entrer Pétrarque dans sa collection, profitant d’une nouvelle traduction des Triomphes réalisée par JeanYves Masson pour les Editions des Belles Lettres. Avec, pour accompagner ces six chants, une plongée dans le vitrail de l’aube du XVIe siècle, et notamment la seule oeuvre de verre coloré directement inspirée du poème: la baie des Triomphes d’Ervy-le-Châtel, réalisée en 1502 pour l’église Saint-Pierre-ès-Liens.
Dans une longue introduction au texte, Jean-Yves Masson, professeur de littérature et poète luimême, explique que, pour Pétrarque, Les triomphes fut un projet à la fois intellectuel, esthétique et spirituel. Et qu’au-delà de son amour pour Laure qui en inspira la rédaction, l’homme de lettres italien avait constamment en tête le modèle de La divine
comédie, non pas pour copier Dante, mais plutôt pour s’en démarquer, en se réclamant notamment des auteurs antiques. Dans le fond, Les triomphes est pour Pétrarque, résume le traducteur, une manière de «faire tenir ensemble les deux parties de sa vie: son expérience amoureuse d’une part, son itinéraire intellectuel de l’autre».
LE POUVOIR DE LA MORT
Le premier des six Triomphes, celui de l’Amour, dont il avait esquissé une première ébauche du vivant de sa bien-aimée, voit Pétrarque se souvenir de sa première rencontre avec Laure. De «ce jour où mes si longs martyres commencèrent», écrit le natif d’Arezzo. C’est alors qu’il s’endort et voit apparaître l’Amour qui, tel un chef victorieux, mène au Capitole un cortège de victimes. Car qui peut résister à l’amour? Comme le souligne Jean-Yves Masson, c’est alors qu’«à cinq reprises, le vainqueur d’un cortège devient le vaincu du cortège suivant». Lorsque Laure combattra Amour, c’est la Chasteté qui le terrassera. Mais la Chasteté n’est pas immortelle… Le troisième des six chants, le Triomphe de la Mort, est le plus célèbre. Le plus émouvant aussi, notamment lorsque Pétrarque y conte la disparition de sa muse: «Alors, la Mort d’une main arracha de ce chef blond un cheveu d’or, cueillant du monde ainsi la plus belle des fleurs, par haine, non, mais pour mieux démontrer qu’elle a pouvoir sur les choses sublimes.»
Comme c’est toujours le cas avec les beaux livres édités par Diane de Selliers depuis plus de vingt-cinq ans, le plus intéressant ici, au-delà même de la redécouverte d’un texte clé de l’histoire de la littérature (dont est également reproduit la version originale italienne), c’est la manière dont les mots entrent en résonance avec les images qui interpelle et fascine. Plus que de simplement illustrer les six chants, les vitraux sélectionnés explicitent les licences poétiques de Pétrarque. Et pour qui veut aller plus loin à encore à sa disposition de pertinents commentaires iconographiques permettant de prolonger la lecture, de même qu’une annexe consacrée à la technique du vitrail – cet art qui, rappelons-le, possède son musée à Romont – s’avère tout à fait éclairante.