«LA MÉLANCOLIE LUMINEUSE DE NERVAL»
J’ai connu, certes, des maîtres, des «phares», pour parler comme Baudelaire – qui demeure l’un d’eux. Chacun, à sa façon, me révélait une part de moimême, et la liste serait longue…
Or, certains m’accompagnent différemment. Ceux-ci ne donnent pas de la voix, ils n’imposent aucune doctrine. Leur présence est discrète, comme est plus secrète la musique de leurs phrases. Je pense au Rousseau des Rêveries, par exemple, à Nerval ou à Robert Walser. Ils me sont comme une famille d’élection. Ils ont quelque chose en commun qui me touche profondément: une fragilité qui les expose à presque tous les coups du sort et va jusqu’à menacer gravement leur équilibre.
Les voilà démunis, matériellement et moralement. De sorte qu’il y a en eux une constante in-quiétude, un état d’alerte qui les met en mouvement. Ils ne cessent de se déplacer, sauf à être exilés ou internés de force. Promenades ou errances, voyages ou égarements…
Mais j’aperçois chez eux, en même temps, une sorte de résistance hors du commun, une volonté et des énergies qui les portent à poursuivre l’aventure de vivre aussi loin que possible.
Ces êtres ne sauraient être des «conseillers sages et expérimentés» comme le voudrait la définition du «mentor», même si Rousseau aura espéré agir sur le monde social et politique…
Ne retenons, ici, que Nerval. C’est bien à lui que je devais arriver. Au plus poète et au plus musicien. Au plus fraternel, peut-être.
Il y a plusieurs Nerval comme, en chacun de nous et en chacun de ceux que nous lisons, il y a plusieurs personnages. Certains contemporains de Nerval se sont laissé prendre aux apparences du «gentil» et doux Gérard; ou n’ont retenu que l’amateur de légendes et de chansons anciennes, le facétieux ou l’excentrique que l’on vit un jour traverser la place de la Concorde en tenant un homard en laisse (mais qui guidait qui?). Mon attachement va d’abord au prosateur des Filles
du feu et de Sylvie, plus particulièrement. Ce sont des pages, comme ses principaux chefs-d’oeuvre, apparues aux dernières années de sa vie, à l’inverse de Rimbaud. Le récit de Sylvie est né, miraculeusement, entre deux grandes crises de folie et de délire – de ces crises qui ont conduit le poète à être interné six fois au moins dans des «maisons de santé».
Avec Sylvie, Nerval atteint à une prose poétique d’une exceptionnelle beauté, d’une transparence douloureuse et d’une mélancolie qui font songer à Mozart ou à Schubert (Schumann, je le verrais plus proche d’Aurélia). Nerval dit là l’épreuve du Temps perdu, quelque soixante ans avant Proust (et Proust sera le premier, avant les surréalistes, à rendre à Nerval sa vraie place). Il nous dit ses amours perdues, qu’il transfigure par la tendresse et le souvenir; des bonheurs d’autant plus poignants qu’ils se savent éphémères: «Nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été»; le sourire à travers les larmes: la plus douce des mélancolies. Mais cette lumière du récit ne voile qu’à peine les tourments de Gérard. La conscience se fait jour en lui qu’il ne parviendra probablement jamais à concilier les rêves poursuivis et la réalité.
Aurélia marquera de façon redoutable l’étape suivante. Celle d’une véritable descente aux enfers. Il est plus difficile de l’y suivre durablement, tant les menaces sont grandes, qui planent sur sa raison; tant sont grandes les forces destructrices qui agissent en lui.
Il n’empêche que l’expression que Nerval donne de cette expérience demeure rare, sinon unique. Visions, délires, hallucinations et états d’exaltation se succèdent et l’entraînent. Des cosmogonies et des mythologies se télescopent. On assiste à ce que Nerval désigne comme «l’épanchement du songe dans la vie réelle». Les frontières habituelles et rassurantes qui distinguent la folie de la raison, le moi de son environnement, la vie de la mort, s’estompent – jusqu’à disparaître complètement. Nous voilà bien éloignés du romantisme sentimental mais au plus près de l’expérience des grands romantiques allemands dont Nerval fut si proche et qu’il traduisit parfois. De métamorphoses en métempsychoses, d’apparitions en disparitions, l’esprit pourrait s’égarer définitivement. Or, Nerval garde la main. Il renoue régulièrement avec son présent, avec son sort actuel. Et Aurélia s’achèvera dans un apaisement lumineux.
Il faudrait faire leur part aux poèmes des Chimères:
«Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, / Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie: / Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie…»
Il faudrait évoquer l’admirable Correspondance de Nerval, une des plus émouvantes qui soient – jusqu’à l’ultime billet laissé à sa tante, au dernier matin de sa vie. «Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.» Dans la nuit glaciale du 25 au 26 janvier 1855, on le trouvera pendu, à la rue de la Vieille Lanterne, à Paris, mal vêtu.
«Noire et blanche». Mots énigmatiques, apparemment, mais qui affirment une dernière fois la coexistence des contraires, le dépassement des tensions et des déchirements; une ultime réconciliation entre les bons et les mauvais génies, entre la terre nocturne et le ciel où brillent les étoiles qui ont tellement compté pour lui.
Dans les jours et les nuits obscures, je sais que Nerval, à son tour, demeurera pour moi, comme une des étoiles les plus fidèles.