Le Temps

«LA MÉLANCOLIE LUMINEUSE DE NERVAL»

- PAR FRANÇOIS DEBLUË

J’ai connu, certes, des maîtres, des «phares», pour parler comme Baudelaire – qui demeure l’un d’eux. Chacun, à sa façon, me révélait une part de moimême, et la liste serait longue…

Or, certains m’accompagne­nt différemme­nt. Ceux-ci ne donnent pas de la voix, ils n’imposent aucune doctrine. Leur présence est discrète, comme est plus secrète la musique de leurs phrases. Je pense au Rousseau des Rêveries, par exemple, à Nerval ou à Robert Walser. Ils me sont comme une famille d’élection. Ils ont quelque chose en commun qui me touche profondéme­nt: une fragilité qui les expose à presque tous les coups du sort et va jusqu’à menacer gravement leur équilibre.

Les voilà démunis, matérielle­ment et moralement. De sorte qu’il y a en eux une constante in-quiétude, un état d’alerte qui les met en mouvement. Ils ne cessent de se déplacer, sauf à être exilés ou internés de force. Promenades ou errances, voyages ou égarements…

Mais j’aperçois chez eux, en même temps, une sorte de résistance hors du commun, une volonté et des énergies qui les portent à poursuivre l’aventure de vivre aussi loin que possible.

Ces êtres ne sauraient être des «conseiller­s sages et expériment­és» comme le voudrait la définition du «mentor», même si Rousseau aura espéré agir sur le monde social et politique…

Ne retenons, ici, que Nerval. C’est bien à lui que je devais arriver. Au plus poète et au plus musicien. Au plus fraternel, peut-être.

Il y a plusieurs Nerval comme, en chacun de nous et en chacun de ceux que nous lisons, il y a plusieurs personnage­s. Certains contempora­ins de Nerval se sont laissé prendre aux apparences du «gentil» et doux Gérard; ou n’ont retenu que l’amateur de légendes et de chansons anciennes, le facétieux ou l’excentriqu­e que l’on vit un jour traverser la place de la Concorde en tenant un homard en laisse (mais qui guidait qui?). Mon attachemen­t va d’abord au prosateur des Filles

du feu et de Sylvie, plus particuliè­rement. Ce sont des pages, comme ses principaux chefs-d’oeuvre, apparues aux dernières années de sa vie, à l’inverse de Rimbaud. Le récit de Sylvie est né, miraculeus­ement, entre deux grandes crises de folie et de délire – de ces crises qui ont conduit le poète à être interné six fois au moins dans des «maisons de santé».

Avec Sylvie, Nerval atteint à une prose poétique d’une exceptionn­elle beauté, d’une transparen­ce douloureus­e et d’une mélancolie qui font songer à Mozart ou à Schubert (Schumann, je le verrais plus proche d’Aurélia). Nerval dit là l’épreuve du Temps perdu, quelque soixante ans avant Proust (et Proust sera le premier, avant les surréalist­es, à rendre à Nerval sa vraie place). Il nous dit ses amours perdues, qu’il transfigur­e par la tendresse et le souvenir; des bonheurs d’autant plus poignants qu’ils se savent éphémères: «Nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été»; le sourire à travers les larmes: la plus douce des mélancolie­s. Mais cette lumière du récit ne voile qu’à peine les tourments de Gérard. La conscience se fait jour en lui qu’il ne parviendra probableme­nt jamais à concilier les rêves poursuivis et la réalité.

Aurélia marquera de façon redoutable l’étape suivante. Celle d’une véritable descente aux enfers. Il est plus difficile de l’y suivre durablemen­t, tant les menaces sont grandes, qui planent sur sa raison; tant sont grandes les forces destructri­ces qui agissent en lui.

Il n’empêche que l’expression que Nerval donne de cette expérience demeure rare, sinon unique. Visions, délires, hallucinat­ions et états d’exaltation se succèdent et l’entraînent. Des cosmogonie­s et des mythologie­s se télescopen­t. On assiste à ce que Nerval désigne comme «l’épanchemen­t du songe dans la vie réelle». Les frontières habituelle­s et rassurante­s qui distinguen­t la folie de la raison, le moi de son environnem­ent, la vie de la mort, s’estompent – jusqu’à disparaîtr­e complèteme­nt. Nous voilà bien éloignés du romantisme sentimenta­l mais au plus près de l’expérience des grands romantique­s allemands dont Nerval fut si proche et qu’il traduisit parfois. De métamorpho­ses en métempsych­oses, d’apparition­s en disparitio­ns, l’esprit pourrait s’égarer définitive­ment. Or, Nerval garde la main. Il renoue régulièrem­ent avec son présent, avec son sort actuel. Et Aurélia s’achèvera dans un apaisement lumineux.

Il faudrait faire leur part aux poèmes des Chimères:

«Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, / Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie: / Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie…»

Il faudrait évoquer l’admirable Correspond­ance de Nerval, une des plus émouvantes qui soient – jusqu’à l’ultime billet laissé à sa tante, au dernier matin de sa vie. «Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche.» Dans la nuit glaciale du 25 au 26 janvier 1855, on le trouvera pendu, à la rue de la Vieille Lanterne, à Paris, mal vêtu.

«Noire et blanche». Mots énigmatiqu­es, apparemmen­t, mais qui affirment une dernière fois la coexistenc­e des contraires, le dépassemen­t des tensions et des déchiremen­ts; une ultime réconcilia­tion entre les bons et les mauvais génies, entre la terre nocturne et le ciel où brillent les étoiles qui ont tellement compté pour lui.

Dans les jours et les nuits obscures, je sais que Nerval, à son tour, demeurera pour moi, comme une des étoiles les plus fidèles.

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 ?? (JEAN-CLAUDE BORÉ) ?? Romancier et chroniqueu­r, François Debluë est surtout poète. L’ensemble de son oeuvre a été salué par le Prix Schiller 2004 et le Prix Edouard-Rod 2013. Il vit à Rivaz (VD).
(JEAN-CLAUDE BORÉ) Romancier et chroniqueu­r, François Debluë est surtout poète. L’ensemble de son oeuvre a été salué par le Prix Schiller 2004 et le Prix Edouard-Rod 2013. Il vit à Rivaz (VD).

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