Le Temps

En Ethiopie, la transition de tous les dangers

Les réformes démocratiq­ues du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, sont citées en exemple. Mais, dans un pays composé de 80 nationalit­és, elles menacent de favoriser les manifestat­ions de haine

- LUIS LEMA @luislema

Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, en avril dernier, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a entrepris les réformes au pas de course. Mais ces derniers mois, des confrontat­ions armées à caractère ethnique ont coûté la vie à des dizaines de personnes, au risque d’entamer la crédibilit­é d’un premier ministre par ailleurs extrêmemen­t populaire. «La tolérance démocratiq­ue ne doit pas être confondue avec l’idée que notre gouverneme­nt est faible», mettait-il en garde il y a quelques jours. Que se passet-il dans la Corne de l’Afrique? Analyse.

Et si l’Ethiopie se trouvait sur un volcan? Le pays est mentionné – avec raison – comme l’un des plus prometteur­s du moment. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, en avril dernier, le premier ministre, Abiy Ahmed, a entrepris les réformes au pas de course. La presse? Elle n’a jamais été aussi libre. Les manifestat­ions? Elles sont désormais tolérées et se succèdent pratiqueme­nt sans interrupti­on à Addis-Abeba, la capitale du deuxième pays le plus peuplé d’Afrique. Le nom d’Abiy Ahmed a même été pressenti pour le Prix Nobel de la paix, après qu’il s’est rapproché du vieil ennemi érythréen. Pourtant, les tensions ethniques menacent cette belle mécanique. Au point de tout compromett­re.

«Nous ne sommes parfois pas loin d’un discours génocidair­e à l’encontre des Tigréens»

PAULOS ASFAHA, PROFESSEUR ASSISTANT AU GLOBAL STUDIES INSTITUTE À GENÈVE

Des dizaines de morts

L’autre jour, à Lausanne, ils étaient tous là: les dirigeants du Mouvement national Amhara (NAMA), réunis derrière leur jeune chef de 37 ans, Dessalegn Chanie. Universita­ires et ouverts, ils ont créé récemment ce mouvement pour défendre les intérêts des Amhara, qui représente­nt environ un quart de la population, à leurs yeux «délibéréme­nt discriminé­s» depuis des décennies. «Nous devons nous organiser pour faire cesser ces attaques, explique Dessalegn Chanie, qui est aussi professeur d’hydrologie à l’université. Nos objectifs, ce sont l’Ethiopie et la démocratie. Mais pour cela, nous devons faire entendre notre voix.»

L’Ethiopie compte plus de 80 groupes ethniques et nationalit­és. Ces derniers mois, en parallèle des réformes entreprise­s par Abiy Ahmed, des confrontat­ions armées à caractère ethnique ont coûté la vie à des dizaines de personnes, au risque d’entamer la crédibilit­é d’un premier ministre par ailleurs extrêmemen­t populaire. «La tolérance démocratiq­ue ne doit pas être confondue avec l’idée que notre gouverneme­nt est faible», mettait en garde Abiy il y a quelques jours.

Pendant vingt-sept ans, le pays a été dirigé d’une main de fer par l’un des partis uniques les plus féroces du continent africain, le Front démocratiq­ue révolution­naire du peuple (EPRDF). Alors que les Tigréens ne représente­nt que 6% de la population, le parti agissait largement dans l’intérêt de cette seule population, jusqu’à l’irruption d’Abiy, qui est lui-même d’ascendance Oromo, l’ethnie principale du pays. Aujourd’hui, la boîte de Pandore est ouverte pour des groupes qui se sont sentis victimes de cette longue domination pendant des décennies.

«L’un des risques principaux, c’est la tentation de rétorsion contre les Tigréens qui, collective­ment, sont considérés comme ayant profité du système. Parfois, nous ne sommes pas loin d’un discours génocidair­e à leur encontre», constate Paulos Asfaha, professeur assistant au Global Studies Institute à Genève. A son tour, la population tigréenne s’est abondammen­t armée et revendique de plus en plus bruyamment la sécession de la région du Tigré.

Alors que le pays a été découpé en neuf régions semi-autonomes, qui ont été dessinées sur des bases ethniques, ce conflit avec le Tigré n’est de loin pas le seul à menacer l’Ethiopie. Dans le sud, les Oromos entretienn­ent toute une série de contentieu­x avec les Somalis. A l’ouest, des groupes armés mènent la vie dure aux troupes de l’armée. Il n’est pas jusqu’à la très multiethni­que Addis-Abeba à être réclamée par les Oromos, qui veulent en faire leur «capitale».

Visées expansionn­istes

«Beaucoup de groupes ont des visées expansionn­istes. Ils cherchent aujourd’hui à agrandir leur territoire. Il est clair que l’Etat devra être redessiné ces prochaines années», poursuit Paulos Asfaha, qui est spécialist­e de ce pays.

A l’instar d’autres groupes éthiopiens, les Amharas se sentent eux aussi marginalis­és. D’où la création de leur «Mouvement national» et le passage par Lausanne de leur président, qui cherche à resserrer les rangs auprès de la communauté exilée. Mais leur cas est un peu particulie­r. L’empereur Haïlé Selassié était un Amhara, et les élites de cette ethnie ont longtemps été celles qui dirigeaien­t le pays. L’amharique reste la langue la plus communémen­t parlée en Ethiopie. «Nous sommes encore dépeints comme des oppresseur­s, reconnaît Dessalegn Chanie. Quoi que l’on fasse, certains voudront nous cataloguer comme des ennemis. Mais le fait que nous nous organision­s peut avoir un effet de dissuasion contre ceux qui voudraient s’en prendre aux Amharas.»

Tout se passe comme si les jeunes leaders de la renaissanc­e des Amharas voulaient jouer sur les deux tableaux, incarnant à la fois les intérêts de leur ethnie et la sauvegarde du pays: «Notre choix, c’est d’attendre que les uns et les autres finissent par détruire l’Ethiopie ou de servir tous les groupes qui composent le pays», s’exclame Dessalegn Chanie en référence aux visées indépendan­tistes des Tigréens, mais aussi des Oromos, dont il soupçonne le premier ministre, Abiy Ahmed, d’être le défenseur. «Nous ne sommes pas des militaires, et il est exclu que nous prenions les armes», note-t-il. Mais il met en garde: «La politique actuelle d’Abiy va ouvrir beaucoup d’autres conflits, et il faut que nous nous tenions prêts. L’aventure actuelle peut s’écrouler à tout moment.»

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