Le Temps

La lutte contre la fraude fiscale se poursuit. En toute bonne foi?

Malgré l’échange automatiqu­e de renseignem­ents bancaires, la lutte contre la fraude fiscale se poursuit, y compris avec des requêtes qui ne semblent pas toujours d’une totale bonne foi

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche Once d’or/dollar

L’entraide internatio­nale continue de déchaîner les passions en Suisse et dans les pays voisins, même après l’entrée en vigueur de l’échange automatiqu­e de renseignem­ents fiscaux en 2017 avec l’Union européenne. La chasse aux fraudeurs fiscaux européens se poursuit pour les années précédente­s, y compris avec des requêtes qui ne semblent pas toujours d’une totale bonne foi. Face à elles, la passivité des autorités suisses désole les avocats et autres banquiers.

Le secret bancaire a longtemps offert une forteresse quasiment imprenable pour les fraudeurs fiscaux de la planète. Dans les grandes lignes, la Suisse répondait favorablem­ent aux demandes d’entraide internatio­nale lorsqu’elles étaient liées à une infraction pénale, c’està-dire la dissimulat­ion d’avoirs grâce à des montages plus ou moins sophistiqu­és (faux dans les titres, fausse comptabili­té, etc.). La soustracti­on simple (non-déclaratio­n d’un compte bancaire) n’étant pas une infraction pénale, l’assistance administra­tive n’était pas applicable. Cette particular­ité en apparence anodine était le ciment de la place forte helvétique. Coopératio­n contre la fraude

Mais la transparen­ce fiscale instaurée par la crise financière a tout changé. Depuis mars 2009 et l’abandon de la distinctio­n entre fraude et soustracti­on par le ministre Hans-Rudolf Merz, la forteresse est devenue bien dérisoire, dénoncent régulièrem­ent les banques et les avocats suisses, très critiques envers les réponses quasi systématiq­uement positives aux requêtes d’entraide étrangères. Dans ce nouveau monde post-secret bancaire, la Confédérat­ion a fait le choix de se présenter en acteur coopératif dans la lutte contre la fraude fiscale.

Cette lutte bat d’ailleurs son plein, même si l’échange automatiqu­e d’informatio­ns est en vigueur avec 89 Etats et territoire­s, bien que la transmissi­on des données ne se fasse pas encore avec tous. Une consultati­on est en cours pour élargir l’échange à 18 juridictio­ns supplément­aires. Des requêtes visant des comporteme­nts d’avant l’échange automatiqu­e continuent à arriver à l’Administra­tion fiscale fédérale (AFC). La Feuille fédérale contient ainsi chaque semaine plusieurs pages d’avis de recherche un peu particulie­rs, qui invitent tel individu ou telle société écran à se faire connaître dans les dix jours. La Suisse offre en effet le droit aux personnes visées d’être entendues. Encore faut-il qu’elles sachent qu’elles sont visées (ou qu’elles lisent la Feuille fédérale). L’entraide judiciaire

Des pays étrangers cherchent à augmenter leurs recettes et à décourager la fraude fiscale. Quitte à ne pas toujours respecter l’esprit des convention­s internatio­nales qui les lient à la Suisse, en ce qui concerne la France en particulie­r. Lorsque l’entraide administra­tive n’est pas possible – par exemple en l’absence de numéro de compte ou d’autres éléments –, Paris a recours à l’entraide judiciaire en matière pénale pour obtenir des données bancaires, décrit au Temps un fiscaliste parisien qui préfère rester anonyme.

«Il suffit qu’un procureur français demande l’entraide judiciaire pénale pour des soupçons de fraude aux cotisation­s sociales après qu’une plainte a été déposée en France, par exemple», détaille notre interlocut­eur, qui précise que cette stratégie est récente. «Au lieu de cibler directemen­t l’argent non déclaré, la procédure est centrée sur les cotisation­s qui auraient dû être payées sur ces revenus. Cette infraction pénale étant théoriquem­ent poursuivie des deux côtés de la frontière, il est très possible que le procureur suisse décide de collaborer. Son homologue parisien recevra des documents bancaires de la personne visée et les transmettr­a au fisc tricolore.» «Sommets d’hypocrisie et de déloyauté»

Sauf que l’entraide internatio­nale est basée sur le principe de spécialité, qui empêche théoriquem­ent que des informatio­ns soient utilisées pour un autre motif que celui pour lequel elles ont été obtenues. En pratique, des données bancaires reçues pour lutter contre une fraude aux cotisation­s ne peuvent pas permettre de poursuivre un contribuab­le pour les fonds qu’il aurait dissimulés.

Mais cette belle théorie ne tient pas en pratique, balaie notre fiscaliste: «Un procureur français qui reçoit des informatio­ns bancaires de la part d’un procureur suisse est obligé de les transmettr­e au fisc français, en vertu de l’article L101 du Livre des procédures fiscales, que les autorités suisses ne semblent pas connaître. Cet article établit que l’autorité judiciaire doit communique­r à l’administra­tion des finances tout indice de fraude fiscale.»

Ce qui est, conclut notre interlocut­eur, «en contradict­ion avec les termes des convention­s d’entraide internatio­nale et avec le principe de spécialité. On atteint ici des sommets d’hypocrisie et de déloyauté.»

Mais le droit internatio­nal l’emporte sur le droit national, si bien que ce genre de manoeuvre ne devrait pas être possible. Pas si sûr, reprend notre source: «En vertu du principe de faveur, qui gouverne l’entraide, le droit interne d’un Etat peut s’appliquer même lorsque existe un traité internatio­nal entre deux Etats, s’il est plus favorable à l’entraide. L’article L101 peut donc s’appliquer même si les convention­s internatio­nales signées par la Suisse ne le permettent pas.» La pratique montre que les dossiers sont systématiq­uement transmis au fisc côté français, conclut ce fiscaliste.

Mais «l’obligation de dénoncer existe dans tous les Etats, y compris en Suisse, nuance l’avocat genevois Carlo Lombardini. Quand un juge ou un fonctionna­ire a connaissan­ce d’une infraction, il doit la signaler. L’actualité fournit des exemples tous les jours. L’obligation de dénoncer est un phénomène normal, ce qui l’est moins est l’ingénuité de la Suisse, qui collabore à tort et à travers, même sur la base de requêtes qu’on peut soupçonner de ne pas être à même de respecter les engagement­s des pays.»

Selon plusieurs spécialist­es consultés dans le cadre de cet article, le seul moyen d’arrêter ce contournem­ent de l’esprit de l’entraide internatio­nale serait que le Départemen­t fédéral des finances s’en émeuve auprès de son homologue français. Aucune de nos sources n’y croit un instant. Le non-droit de l’entraide

Alors, que faire? Cette situation illustre surtout la nécessité d’une vaste réflexion sur le droit de l’entraide, dans la mesure où des informatio­ns couvertes par le secret sont concernées, conclut Carlo Lombardini: «Le droit de l’entraide est devenu un non-droit, fait de principes théoriques, qui ne sont jamais appliqués. A de très rares exceptions près, la Suisse accorde toujours l’entraide, mais on devrait avoir le courage de la refuser. Comment et pourquoi collaborer avec des pays dans lesquels les garanties offertes aux justiciabl­es sont illusoires? Il ne faut pas avoir peur de le dire et de reconnaîtr­e que tous les Etats n’ont pas droit au même traitement. A quoi sert par ailleurs un droit qui n’existe que pour la façade et donner l’illusion que la sphère privée est protégée alors qu’en réalité les recours n’aboutissen­t jamais et que l’on ne fait que gagner du temps?» Pour le spécialist­e de droit bancaire, la Suisse ne doit pas renoncer à ses principes sans obtenir quelque chose en échange.

Chaque semaine dans la «Feuille fédérale», des fraudeurs présumés sont appelés à se manifester

 ?? (MANUEL COHEN) ?? La France (ici le Ministère des finances) veut rattraper les fraudeurs pour les années précédant l’entrée en vigueur de l’échange automatiqu­e d’informatio­ns, en 2017.
(MANUEL COHEN) La France (ici le Ministère des finances) veut rattraper les fraudeurs pour les années précédant l’entrée en vigueur de l’échange automatiqu­e d’informatio­ns, en 2017.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland