Le Temps

Arrêtons de consommer à tout va et contentons-nous du minimum!

- AMANDA CASTILLO @Amanda_dePaulin

«Les hommes ont réussi à accumuler une énorme masse d’objets, mais la joie dans le monde s’est amenuisée», avait écrit Dostoïevsk­i dans «Les frères Karamazov». Et si le renoncemen­t s’érigeait en vertu au pouvoir libérateur?

Il y a plusieurs siècles, Diogène le Cynique jeta sa coupe lorsqu’il vit un enfant boire à l’auge avec ses mains. L’anecdote suscite la réflexion et soulève d’importante­s questions. Quelle est l’utilité des objets? Quelle valeur donnent-ils à notre vie? «La plupart d’entre nous voyagent dans la vie avec un bagage excessif», répond Dominique Loreau dans L’art de la simplicité.

Elle ajoute que dans nos sociétés occidental­es, «du lever au coucher, nous consommons, accumulons, collection­nons. Nous ne savons plus vivre simplement. Nous avons trop de biens matériels, trop de choix, trop de tentations, trop de désirs, trop de nourriture. Que d’objets inutiles nous achetons parce que nous les voyons chez les autres? Eliminons-en un maximum en ne possédant qu’une seule chose de tout (sac à main, imperméabl­e, agenda, poêle…). Les mystiques ont toujours dit combien leur pauvreté les faisait se sentir riches: ils avaient déjà à l’intérieur d’eux-mêmes tout ce qui les comblait.»

Ces «nécessités inutiles»

Ses propos font écho à ceux de Mark Twain, pour qui «la civilisati­on est une multiplica­tion sans bornes de nécessités inutiles», mais aussi à ceux de Charlotte Perriand. Dans Une vie de création, cette architecte à l’avantgarde des tendances explique que «le monde des connaissan­ces est assez riche pour peupler notre vie, sans y ajouter le besoin de bibelots inutiles qui ne feraient qu’accaparer notre esprit et nos heures de loisirs. Car celui qui a le choix a aussi les tourments. Inversemen­t, plus les choix sont limités, plus l’esprit est libre et créatif.»

Quant à l’écrivain irlandais Lafcadio Hearn (1850-1904), également connu sous le nom de Koizumi Yakumo, il expliquait, admiratif, que seules cinq minutes suffisent à un Japonais pour se préparer à un long voyage. «Il a peu de besoins. Sa capacité à vivre sans entraves, sans meubles, avec un minimum de vêtements, fait sa supériorit­é dans cette lutte constante qu’est la vie.»

Arrêter cette folie de collection­ner des objets à l’utilité plus que discutable, c’est le défi que s’est lancé pendant un an Valeria*, une Genevoise qui a décidé de ne dépenser son argent que pour ce qui nourrit le corps et l’esprit. Pour le reste, elle pratique le troc, la frugalité et l’art du kufu qui consiste, au Japon, à faire avec les moyens du bord, sans chercher à se rendre propriétai­re de tel ou tel objet, ce qui revient à trouver une solution aux besoins grâce à l’ingéniosit­é: «Une fois nos besoins vitaux assurés – se vêtir, se nourrir et se loger – appliquer la philosophi­e de l’infiniment peu libère l’esprit. Bien des choses sont inutiles mais nous ne le comprenons qu’au moment où nous nous en privons. Plus que d’acquérir des objets, l’argent devrait servir à faire des expérience­s, à étudier, à voyager…»

Ainsi, lorsque la ville s’agitait nerveuseme­nt à l’approche des soldes, Valeria dégustait un thé au soleil sur une terrasse. «Quelle sérénité!» clame-t-elle. Elle rappelle ces propos entendus dans la bouche d’une actrice américaine: «Je ne veux ni posséder les choses, ni en être responsabl­e. Je veux seulement qu’elles soient là quand j’ai besoin d’elles. […] Dites à vos amis que vous ne voulez pas de cadeaux qui durent plus longtemps qu’une bouteille de Taittinger ou qu’un bouquet de roses mauves. Je ne veux pas de choses, je veux des moments.»

Reste qu’il est difficile, parfois, de ne pas céder au chant des sirènes de la consommati­on. Comment résister à l’impératif du «plus grand, plus neuf»? «Songez, en vous arrêtant devant chacun des objets qui solliciten­t vos sens, qu’il se dissout déjà, qu’il se transforme et qu’il tombera un jour en poussière», conseille Dominique Loreau.

Elle ajoute que si nos besoins vitaux correspond­aient à nos désirs profonds, nous ne nous entourerio­ns que de qualité: «N’achetez jamais parce que «c’était une affaire». Faites des choix exigeants. Possédez peu, mais le meilleur de tout. Ne vous contentez pas d’un bon fauteuil, mais achetez le plus beau, le plus léger, le plus ergonomiqu­e et le plus confortabl­e. Le minimalism­e coûte cher, mais c’est à ce prix que vous arriverez à vous contenter du strict minimum.»

Elle rappelle aussi que ce ne sont pas les gros investisse­ments qui nous démunissen­t, mais bien toutes ces petites choses aujourd’hui oubliées, tel un pull à bas prix qui déteint ou rétrécit au premier lavage. «Votre carte de crédit ne devrait vous servir que dans les cas d’urgence: dès que vous l’utilisez, vous dépensez plus. Thoreau, le philosophe américain, se réjouissai­t de pouvoir compter sur les doigts de sa main ses opérations financière­s.»

Apprendre à renoncer à quelque chose temporaire­ment, même lorsque rien ne nous y oblige, permet enfin de lutter contre le phénomène d’accoutuman­ce du cerveau humain. «Nous nous habituons aux choses, surtout à celles qui sont agréables, et au final nous n’en profitons plus comme au début», assure Elsa Punset dans Le livre des petits bonheurs (Ed. Harmonie Solar). Autrement dit, l’habitude altère notre perception. Elle invite toute personne blasée à réfléchir à quelque chose dont elle profite tous les jours et qu’elle considère comme acquise.

«Les stoïciens vont loin: de temps à autre, ils portent de vieux habits, dorment dans la rue, mangent les pires aliments qu’ils puissent trouver… Vous, vous pouvez vous contenter de supprimer la pause-café matinale, ou toute autre chose que vous appréciez, pendant quelques jours, pour ensuite reprendre votre habitude. Vous y prendrez plus de plaisir, en éprouvant une plus grande sensation de gratitude et une capacité plus intense à l’apprécier.»

A cet égard, faut-il le rappeler, l’épicurisme est d’origine ascétique: aucun bien n’aide son possesseur si celui-ci n’a pas été à l’avance préparé à le perdre. * Prénom d’emprunt.

Apprendre à renoncer à quelque chose temporaire­ment permet de lutter contre l’accoutuman­ce

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(STEPHANIE KEITH/GLOBAL BUSINESS WEEK/REUTERS) Durant le Black Friday, le 22 novembre dernier, à New York: une frénésie de consommati­on et une folie de collection­ner des objets à l’utilité plus que discutable.

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