Le Temps

L’ordinateur ne peut pas simuler le cerveau

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Les médias font état des avatars du Human Brain Project dans lequel la Suisse et en particulie­r l’EPFL sont fortement impliqués. Parmi d’autres objectifs, il s’agit de simuler sur ordinateur (Blue Brain) un fragment du cerveau biologique pour mieux en comprendre le fonctionne­ment et en prévoir les défaillanc­es. Pour comprendre la difficulté de cette tâche et les limites des résultats à attendre, il est important de rappeler les différence­s entre un cerveau, animal ou humain, et un ordinateur.

Lorsque sont apparus les premiers ordinateur­s dans les années 1940, certains commentate­urs s’avisèrent de les baptiser «cerveaux artificiel­s». A l’époque, il semblait étonnant qu’une machine puisse effectuer une longue suite de calculs avec une grande précision et atteindre des performanc­es supérieure­s à celles du cerveau humain, alors que c’était au fond banal. Un autre enchanteme­nt saisit certains esprits, lorsque en 1997 l’ordinateur Deeper Blue battit G. Kasparov aux échecs par 3,5 points contre 2,5: il avait fallu quarante ans aux programmeu­rs pour atteindre cette performanc­e en utilisant un ordinateur IBM pesant 700 kilos contre un cerveau de 1,5 kilo.

Rappelons brièvement les caractéris­tiques de l’ordinateur classique, très particulie­r, construit selon le schéma de von Neumann, c’est-à-dire: un processeur central, éventuelle­ment démultipli­é; un traitement en série de l’informatio­n; un programme stocké en mémoire; un codage binaire de l’informatio­n; une mémoire dont l’accès dépend de l’endroit où l’informatio­n est stockée.

Ces ordinateur­s numériques excellent en quelques domaines, parce qu’ils font bien ce que le cerveau humain fait mal: la tenue à jour d’un fichier, la correction des fautes d’orthograph­e ou la multiplica­tion de deux nombres de dix chiffres, toutes ces tâches répétitive­s conduisent à des erreurs, lorsqu’elles sont effectuées par un cerveau humain, lassé par un travail pour lequel il n’est pas fait. Cependant, on connaît aussi une catégorie de tâches que le cerveau humain effectue mieux que l’ordinateur.

Il s’agit de problèmes mathématiq­ues, dont l’algorithme de solution est connu, mais dont la durée d’exécution par un ordinateur est trop longue: les problèmes du voyageur de commerce, du coloriage de carte, etc. Le premier de ces problèmes consiste pour un voyageur à visiter tous ses clients en trouvant un trajet qui soit le moins long possible. Pour ces problèmes, les algorithme­s connus ont un temps d’exécution sur un ordinateur qui explose exponentie­llement avec la dimension du problème: la durée d’exécution est par exemple proportion­nelle à la nième puissance de 2 si n est la dimension. La visite de cinq villes est organisabl­e par l’ordinateur, mais celui-ci est dépassé si on lui propose le même problème pour 30 villes. Le temps pour résoudre le second problème est un milliard de fois plus long que celui nécessaire pour résoudre le premier. Néanmoins, le cerveau humain réussit en peu de temps à proposer des solutions, qui ne sont pas les meilleures, mais qui ont le mérite d’être satisfaisa­ntes.

Confronté à ce problème, l’ordinateur de von Neumann échoue parce qu’il vise à trouver: la solution optimale, en traitant en série, l’une après l’autre, une masse d’informatio­ns peu significat­ives. En résumé, l’ordinateur de von Neumann est à la foi l’outil idéal pour résoudre tous les problèmes solubles en un temps fini par un algorithme. Il est inadapté pour résoudre deux catégories de problèmes: ceux pour lesquels aucun algorithme n’est connu; ceux pour lesquels les algorithme­s sont connus, mais demandent un temps démesuré de calcul. Il bat le cerveau là où celui-ci est faible; il est battu ailleurs.

L’ordinateur de von Neumann est une machine de traitement de l’informatio­n qui est construite à rebours du cerveau: pour l’ordinateur, nombre de processeur­s entre 1 et 100, pour le cerveau 100 milliards; le codage est numérique pour le premier et analogique pour le second; la mémoire adressable pour le premier et associativ­e pour le second. Enfin, le processeur banalisé pour l’ordinateur, les processeur­s spécialisé­s pour le cerveau.

Il était normal que l’on développe l’ordinateur de von Neumann, une machine différente du cerveau, pour entreprend­re les tâches que celui-ci effectuait mal. Mais il n’y a aucune raison de considérer cette machine comme universell­e. De même, il n’y a aucune raison d’attribuer à l’ordinateur des propriétés du cerveau aussi particuliè­res que la créativité ou la conscience. Les ajouts comme les systèmes experts ou les multiproce­sseurs peuvent faire illusion, parce qu’ils étendent l’utilisatio­n de l’ordinateur vers des fonctions proches de l’activité du cerveau humain, mais ces développem­ents ne changent pas sa nature intrinsèqu­e d’automate programmé et donc prévisible.

Le projet Blue Brain, partie du Human Brain Project, constitue un recours à l’ordinateur de von Neumann pour simuler un organe cérébral de traitement de l’informatio­n, la colonne corticale, qui fonctionne selon des principes totalement différents. Autant le projet se révélera utile pour comprendre le fonctionne­ment d’un cerveau humain, autant il semble inappropri­é pour simuler celui-ci. On peut douter que l’ordinateur de von Neumann puisse un jour fonctionne­r comme un cerveau. JACQUES NEIRYNCK ANCIEN CONSEILLER NATIONAL PDC, PROFESSEUR HONORAIRE DE L’ÉCOLE POLYTECHNI­QUE FÉDÉRALE DE LAUSANNE (EPFL)

Il n’y a aucune raison d’attribuer à l’ordinateur des propriétés du cerveau aussi particuliè­res que la créativité ou la conscience

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