Le Temps

L’investisse­ment responsabl­e est devenu incontourn­able

- CEO QUAERO CAPITAL

L’intégratio­n de critères environnem­entaux, sociaux et de gouvernanc­e (ESG) dans la gestion d’actifs n’a rien de nouveau, puisque les fonds «verts» ont vu le jour dans les années 80 déjà. Cependant, sous la pression conjuguée des investisse­urs, des consommate­urs et des législateu­rs, la gestion durable est aujourd’hui passée du statut d’attribut sympathiqu­e mais complèteme­nt optionnel à celui d’impératif incontourn­able.

En effet, de plus en plus d’investisse­urs se préoccupen­t de la façon dont leur argent est investi. D’un côté, les clients privés s’intéressen­t aujourd’hui autant à la performanc­e qu’à la manière dont elle est obtenue. Et pour leur part, les investisse­urs institutio­nnels subissent une pression de plus en plus forte de leur conseil de fondation, ainsi que des différents intervenan­ts, afin qu’ils exercent une meilleure gouvernanc­e. La version la plus extrême du capitalism­e, qui vise exclusivem­ent la maximisati­on du résultat pour les actionnair­es, souvent à court terme, a désormais fait place à un désir grandissan­t de la communauté de donner un sens à notre activité économique.

Répondre aux attentes des «millennial­s»

L’intégratio­n, au sens large, de critères de bonne gouvernanc­e dans les processus de gestion permet à un nombre croissant d’investisse­urs d’avoir un impact de plus en plus sensible sur la marche de nos économies, ainsi que sur le visage du capitalism­e. Bien que cette nouvelle doctrine ne soit pas encore profondéme­nt enracinée dans toutes les économies du monde, elle a clairement une influence croissante et modifie considérab­lement le paysage de l’investisse­ment. Pour mesurer l’effet que des investisse­urs déterminés peuvent avoir sur les conseils d’administra­tion de sociétés cotées, il suffit de rappeler la décision récente de Shell de lier la rémunérati­on de ses plus grands dirigeants à des objectifs de décarbonis­ation.

Un autre facteur déterminan­t de cette évolution est le changement des habitudes de consommati­on – surtout celles des fameux millennial­s, qui se préoccupen­t plus que les génération­s précédente­s de l’origine des produits qu’ils achètent. Il est bien fini le temps où des consommate­urs aveugles ne se focalisaie­nt que sur le prix des produits. Les modes de consommati­on ont changé et les acheteurs privilégie­nt désormais des biens qui ont été fabriqués de manière responsabl­e.

Il faut dire que l’effondreme­nt en 2013 de l’usine Rana Plaza à Dacca, au Bangladesh, a contribué à ouvrir les yeux du grand public sur les conditions de travail des ouvriers et ouvrières dans la production textile. Dès lors, la responsabi­lité sociale des entreprise­s est de plus en plus prise en compte par les consommate­urs, qui votent toujours plus avec leur porte-monnaie. La généralisa­tion des labels de qualité dans des domaines aussi variés que l’agricultur­e responsabl­e, le commerce équitable ou encore le bilan énergétiqu­e des produits consommés constitue d’ailleurs une mesure du changement opéré au cours des dernières années.

Cet élément est d’autant plus important que la nouvelle génération est bien plus exigeante envers son employeur. Les entreprise­s doivent donc en tenir compte pour attirer les meilleurs talents. Quelle société cotée peut encore ignorer ces fameux critères ESG au risque de se voir boudée par ses clients et une partie grandissan­te de la population? En conséquenc­e, les actionnair­es des sociétés ont de plus en plus intérêt à encourager le management à mettre en oeuvre des politiques sociales et environnem­entales responsabl­es.

Un troisième élément important est le rôle croissant pris par les législateu­rs, qui imposent un devoir de vigilance toujours plus grand aux entreprise­s multinatio­nales, que ce soit dans le domaine de l’environnem­ent ou de la gouvernanc­e globale. A cet égard, certains pays comme la France font oeuvre de pionnier en matière de législatio­n responsabi­lisant les investisse­urs.

L’article 173 de la nouvelle loi française sur la transition écologique et énergétiqu­e contraint les investisse­urs institutio­nnels à prendre en compte des paramètres environnem­entaux et sociaux. Dès lors, les sociétés de gestion se voient justement imposer un devoir de précaution qui les oblige à conduire leur politique d’investisse­ment de manière beaucoup plus responsabl­e.

Cette tendance induit une évolution essentiell­e au mode capitalist­e pratiqué pendant ces trente dernières années, à savoir la domination des investisse­urs institutio­nnels dans l’actionnari­at des entreprise­s cotées, qui a été le grand changement de la deuxième partie du XXe siècle. En effet, alors que la croissance de la part des fonds de pension et autres grands institutio­nnels dans l’actionnari­at des sociétés a étouffé les porteurs individuel­s, leur participat­ion à la vie des sociétés était jusqu’alors très faible.

En conséquenc­e, jusqu’à très récemment, peu d’institutio­nnels se préoccupai­ent de voter lors des assemblées générales ou se contentaie­nt de suivre systématiq­uement les recommanda­tions de la direction. Cette perversion du capitalism­e a permis une domination excessive des dirigeants d’entreprise­s, souvent motivés par des profits à court terme et qui n’étaient soumis à aucune surveillan­ce sérieuse de la part des propriétai­res effectifs de l’entreprise. La prise de responsabi­lité croissante des investisse­urs institutio­nnels à laquelle on assiste actuelleme­nt – soit par préoccupat­ion naturelle, soit parce que la loi les y oblige – redonne au capitalism­e un visage plus humain et permet de ce fait une meilleure gouvernanc­e dans la gestion de notre épargne collective.

Un risque qui ne peut plus être négligé

Finalement, il faut également rappeler qu’une politique d’investisse­ment prudente et pérenne doit nécessaire­ment tenir compte des risques encourus. Or, la recherche montre de manière irréfutabl­e qu’ignorer les risques liés à la gouvernanc­e sociale ou environnem­entale peut s’avérer extrêmemen­t dommageabl­e pour un portefeuil­le investi en actions.

Pour se convaincre de la nécessité d’intégrer ces critères dans une politique d’investisse­ment, il suffit de se remémorer l’effet désastreux du drame de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon, dans le golfe du Mexique, sur les cours en bourse des compagnies impliquées. Et ces risques ne sont pas moins importants lorsque les chocs sont moins spectacula­ires: pensons à la chute de près de 50% du titre VW lors de la découverte du scandale lié aux moteurs diesels pour illustrer l’importance d’une bonne gouvernanc­e, ainsi que de la gestion de ces risques nouveaux dans les portefeuil­les des clients.

Il est bien fini le temps où des consommate­urs aveugles ne se focalisaie­nt que sur le prix des produits

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JEAN KELLER

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