Le Temps

Paul-Olivier Dehaye, calculs de génie contre la manipulati­on des données

Désormais installé à Genève, l’expert aux sources de l’affaire Cambridge Analytica est un fervent avocat de la science citoyenne qui travaille à remettre l’humain au centre des data

- PAUL-OLIVIER DEHAYE CATHERINE FRAMMERY @cframmery

«Sans Paul-Olivier, il n'y aurait pas eu d'enquête autour de Cambridge Analytica.» La journalist­e star du Guardian et de The Observer Carol Cadwalladr est formelle: elle n'aurait pas pu révéler la plus importante affaire de siphonnage de données personnell­es à ce jour, qui a joué un rôle dans l'élection de Donald Trump aux Etats-Unis et dans le vote du Brexit en Grande-Bretagne, sans l'apport crucial du mathématic­ien. «Il nous a aidés à comprendre toute l'histoire dès ses premiers stades, a mis à notre dispositio­n toutes ses recherches. Encore aujourd'hui, il est un soutien vital pour moi lorsque je tombe sur quelque chose de nouveau.»

L'enquêtrice qui a reçu le Prix Orwell (!) en plus du Prix de la presse étrangère à Londres n'est pas la seule à avoir profité des lumières généreuses de Paul-Olivier Dehaye. Hannes Grassegger de l'alémanique Das Magazin, le premier à avoir soulevé le lièvre de Cambridge Analytica, a aussi utilisé son savoirfair­e. «Il est persévéran­t, accessible, patient» salue Judith Duportail, qui a enquêté sur son score d'attractibi­lité sur Tinder pour The Guardian (des centaines de milliers d'internaute­s ont lu son enquête). Il y a une semaine encore, un article du Financial Times sur les vendeurs de données commençait avec son témoignage. Car le mathématic­ien est une manne: très ouvert, très désireux de partager ses connaissan­ces des bases de données et ses doutes sur leur usage massif par les réseaux sociaux et les vendeurs de publicité. «On dirait qu'il ne dort jamais, plaisante aussi Carol Cadwalladr, quelle que soit l'heure à laquelle je lui écris, lui aussi est réveillé et derrière un écran en train de travailler…»

Un élève surdoué, connu des services de police

Sa façon de prononcer les «houit» le trahit encore un peu: Paul-Olivier Dehaye est Belge, né à Jette, une des communes de Bruxelles, en 1981. Elève surdoué, issu d'une famille qui chérit la science et la connaissan­ce, il n'a pas encore 20 ans quand il est pris à Stanford pour faire son doctorat. Il débarque dans le saint des saints académique­s en septembre 2001, dans une Amérique à cran. Moins d'une semaine après son arrivée, il fête son anniversai­re sur le campus avec ses tout nouveaux collègues et amis. Il fête un peu trop – et est embarqué par la police: il faut avoir 21 ans pour boire de l'alcool aux Etats-Unis. L'affaire, anodine, lui vaut un casier judiciaire, qu'il efface partiellem­ent mais qui va le retrouver dix ans plus tard. Après un post-doc effectué à Oxford, et désormais nouveau maître de conférence­s à l'Ecole polytechni­que fédérale de Zurich, Paul-Oliver Dehaye est retenu pour un contrôle supplément­aire à la frontière américaine. «Pendant trois heures que l'attente a duré, je me suis posé des questions. Etait-ce en lien avec le mot de soutien que j'avais envoyé quelques semaines plus tôt à l'un des cofondateu­rs de Wikileaks, que je connaissai­s car son bureau était en face du mien à Stanford? Je ne savais pas ce qu'ils savaient, et c'était trippant.» L'inspecteur l'interroge sur son arrestatio­n en septembre 2001 – et Paul-Olivier Dehaye comprend immédiatem­ent que des bases de données ont dû être fusionnées: c'est la première fois qu'il est interpellé, alors qu'il est déjà revenu à plusieurs reprises aux Etats-Unis.

C'est peut-être l'événement fondateur qui l'a poussé à s'intéresser aux data personnell­es que les opérateurs sur internet possèdent. En 2014, devenu enseignant chercheur à l'Université de Zurich, avec un financemen­t du Fonds national suisse pour son projet «Combinatoi­res des partitions et aspects de théorie des nombres», il anime un MOOC – massive open online course – autour de la protection des données et l'éducation en ligne sur la plateforme Coursera. L'expérience tourne court à la suite de malentendu­s et de maladresse­s et pèse sur les relations du chercheur avec le monde académique. Sous pression, il ne demande pas la prolongati­on de son contrat à l'université, préférant se consacrer au projet de bases de données collaborat­ives qu'il a présenté avec un consortium de chercheurs européens, qui leur a valu une des prestigieu­ses bourses Horizon 2020 de la Commission européenne. Dans la foulée, il quitte Zurich et s'installe avec sa famille à Genève.

Aider les citoyens à se réappropri­er leurs données

Depuis, ce précurseur s'interroge. Il continue à travailler sur les questions de langage mathématiq­ue et de formalisat­ion de connaissan­ces qui le passionnen­t, mais s'engage parallèlem­ent pour le droit des citoyens à recouvrer la maîtrise de leurs données. Il lance près de 50 demandes à divers organismes – dont Facebook, Uber, mais aussi Swisscom, les CFF ou Le Temps – pour obtenir les données qui le concernent et cartograph­ier l'écosystème autour de ses droits. Huit mille personnes ont déjà fait appel à son organisati­on non gouverneme­ntale Personalda­ta. io pour obtenir à leur tour leurs données. Un site gratuit: pas facile de trouver un modèle d'affaires «quand tout le monde a été habitué à la gratuité»…

Obsessionn­el, il harcèle, ne lâche rien, au point de contraindr­e Facebook et Uber non seulement à lui répondre mais à installer ou améliorer leurs portails automatisé­s pour traiter de très grands nombres de demandes. Il collabore avec les médias, est appelé à témoigner au parlement britanniqu­e. Bon connaisseu­r du «Privacy shield», qui garantit théoriquem­ent la protection des données européenne­s par des entreprise­s américaine­s, il a salué l'arrivée du RGPD – règlement européen pour la protection des données – qui redonne du pouvoir au citoyen. Parmi ses combats actuels: il donne un coup de main à des conducteur­s Uber à Londres, qui veulent savoir ce que la plateforme sait d'eux. Fin 2018, Paul-Olivier Dehaye a été élu au bureau internatio­nal de MyData. org, ce mouvement qui vise à la réappropri­ation de leurs données par les citoyens, et il vient de lancer Mydata Geneva. Un nouveau tremplin bien dans l'air du temps, alors qu'il est devenu impossible de ne pas s'inquiéter de la lutte entre transparen­ce et surveillan­ce.

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