Voyages russes: le détail des auditions
«Le Temps» s’est procuré l’ordonnance de classement du Ministère public vaudois dans le cadre de l’affaire entourant les expéditions de Pascal Broulis et de Géraldine Savary. Un document qui détaille leurs périples dans l’Extrême-Orient russe et leur fina
Un document légal décortique les périples en Sibérie impliquant le milliardaire Frederik Paulsen et auxquels plusieurs politiciens romands ont pris part
L’affaire a empoisonné la vie politique vaudoise pendant plusieurs mois. Le conseiller d’Etat Pascal Broulis et la parlementaire Géraldine Savary ont-ils fauté en acceptant des invitations en Russie? La justice vaudoise a tranché en octobre dernier: c’est non. Rien d’illégal dans ces voyages payés par les participants. Dans son ordonnance de non-entrée en matière, encore confidentielle, le Ministère public vaudois donne les conclusions détaillées de cette enquête.
Après avoir interrogé les principaux intéressés, les enquêteurs estiment que chaque participant a payé sa part. Et si Frederik Paulsen, par ailleurs consul honoraire de Russie, a pu offrir «une tournée ou un repas» ou avancer certains frais qui seront remboursés par la suite, cela ne pose pas de problème particulier. Cette ordonnance résonne comme un point final juridique à l’affaire.
Un nom apparaît tout au long de l’ordonnance et l’homme est celui qui a été entendu le plus longuement par la sûreté vaudoise: Eric Hoesli, ancien rédacteur en chef du Temps, professeur à l’EPFL et spécialiste reconnu de la Russie. Pour la première fois depuis que l’affaire a éclaté, il accorde une interview et s’explique sur ces voyages. «En réalité, dit-il, j’ai emmené des groupes de gens très différents: des amis, des journalistes, des enfants, des artistes, des petits entrepreneurs… Leur point commun est d’être tous des curieux, prêts à sortir des sentiers battus.»
Eric Hoesli assume pleinement le premier rôle dans l’organisation des expéditions. Pour lui, Frederik Paulsen n’est qu’un participant parmi d’autres, même si son nom a permis d’ouvrir certaines portes. L’ancien journaliste ne comprend donc pas l’«acharnement» des médias et dit le trouver «suspect».
«Il n’a jamais été question de faire des voyages de propagande, comme certains l’ont prétendu»
ÉRIC HOESLI, ORGANISATEUR DES VOYAGES
Les expéditions en Russie de Pascal Broulis et de Géraldine Savary, en compagnie notamment du milliardaire Frederik Paulsen, ont secoué le monde politique vaudois. Au-delà de la polémique autour des liens entre les différents protagonistes, ces voyages ne comportent cependant rien d'illégal pour le procureur général du canton de Vaud Eric Cottier, qui l'a confirmé dans une ordonnance de non-entrée en matière datée du 25 octobre 2018, suscitant les critiques de l'extrême gauche. Le Temps a pu consulter pour la première fois le document, encore confidentiel, qui décrit les investigations préliminaires menées par la police cantonale vaudoise.
Sur 19 pages, l'ordonnance détaille ces périples dans l'Extrême-Orient russe, au travers des auditions de l'ancien journaliste et organisateur des voyages Eric Hoesli [rédacteur en chef du Temps entre 1998 et 2004], de Géraldine Savary et de Pascal Broulis. Des interrogatoires menés par les inspecteurs de la sûreté, qui ont respectivement duré cinq, trois et quatre heures. Il en ressort qu'Eric Hoesli, auteur de livres sur la Russie, a mis sur pied un total de quinze expéditions dans ce pays avec des personnalités romandes, dont plusieurs autres politiciens de tous bords, tels François Longchamp, Pascal Couchepin, Isabelle Chassot, Robert Cramer et Luc Recordon.
Le premier de ces séjours date de janvier 2007, à destination d'Akademgodorok, la cité scientifique de Novossibirsk, en Sibérie. Ni Géraldine Savary, ni Pascal Broulis n'y participent. Le conseiller d'Etat, qui connaît Eric Hoesli de longue date – ils sont originaires tous deux de Sainte-Croix –, se joint au deuxième déplacement, en décembre 2007, sur l'archipel des îles Solovki. Pour la petite histoire, le ministre des Finances restera bloqué trois jours dans cet ancien goulag par la météo et devra laisser son suppléant défendre le budget cantonal devant le Grand Conseil.
Rencontre avec Frederik Paulsen
L'année 2008 est marquée par la rencontre d'Eric Hoesli avec un personnage qui va devenir central dans cette affaire: le milliardaire Frederik Paulsen, homme d'affaires suédois domicilié dans le canton de Vaud et consul général honoraire de Russie. Ils se découvrent une passion commune pour les régions arctiques. En septembre 2010, un voyage dans la péninsule du Kamtchatka réunit pour la première fois Frederik Paulsen, Pascal Broulis et Géraldine Savary. C'est à cette occasion que la socialiste fait la connaissance de l'homme d'affaires suédois.
Les deux politiciens vaudois et le milliardaire se retrouvent encore sur plusieurs séjours: île Wrangel (2011), îles Sakhaline-Kouriles (2012) ou fleuve Amour (2013). C'est lors de ce dernier que le groupe vivra une expérience forte, pris dans une tempête lors d'une traversée en zodiac. Durant son audition, Pascal Broulis raconte les troncs d'arbre flottants qui frappent l'embarcation et assure qu'ils «ont frôlé la mort». Au retour, Frederik Paulsen fera amicalement confectionner des certificats au nom de l'Ordre du Zodiac pour commémorer l'épisode.
Les enquêteurs se sont principalement intéressés au financement de ces voyages afin de déterminer si les deux élus vaudois avaient pu bénéficier d'un avantage indu, comme le paiement de tout ou d'une partie des séjours. Une question sensible pour Pascal Broulis, chargé des finances vaudoises, canton où Frederik Paulsen bénéfice d'un forfait fiscal.
Sans entrer dans tous les détails de l'ordonnance, il est par exemple établi par les inspecteurs qu'en 2010 les deux politiciens vaudois versent chacun 4200 francs à Eric Hoesli. Lors d'autres séjours dès 2011, c'est Frederik Paulsen qui joue la banque et avance l'argent avant de se faire rembourser. Parfois, les membres de l'expédition règlent directement à une agence de voyages, comme en 2012, où ils paient 2500 francs à la société CWT (frais d'hôtel réglés sur place). Chacun a «payé sa part»
Le Ministère public a acquis la conviction que chaque participant «a payé sa part, soit individuellement, par l'achat de billets d'avion ou pour sa chambre d'hôtel sur place, soit en versant ce qu'il devait après établissement du décompte final des dépenses communes». L'éventualité que Frederik Paulsen ou un autre ait pu une fois offrir «une tournée» ou un repas ne peut pas constituer, aux yeux du procureur, une acceptation d'un avantage. La justice constate également que «les coûts indiqués par Eric Hoesli correspondent à la réalité», rappelant les conditions d'hébergement qualifiées de «spartiates» de ces voyages (parfois des dortoirs ou des containers).
Suite à des articles dans la presse, les inspecteurs de la sûreté ont enfin vérifié si Frederik Paulsen avait pu financer des vols en hélicoptère. Tel n'est pas le cas. Il en ressort qu'une seule fois, un groupe mené par Eric Hoesli a utilisé ce moyen de transport, en 2016, en remplacement d'un transfert en bateau sur le fleuve Ob rendu impossible par l'épidémie d'anthrax qui sévissait alors en Sibérie. Le prix du trajet, effectué à bord d'un appareil privé, a été réparti entre la quinzaine de participants. Frederik Paulsen pas entendu
Suite à ces éléments, le procureur général a estimé superflu de demander l'audition de Frederik Paulsen et a ordonné une non-entrée en matière. Le 25 octobre, l'affaire est alors terminée juridiquement. Elle ne l'est pas politiquement. Acculée après des révélations sur la participation financière du Suédois à ses campagnes électorales, Géraldine Savary jette l'éponge. Le 6 novembre, elle renonce à se présenter aux prochaines élections fédérales.
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Durant son audition, Pascal Broulis assure qu’ils «ont frôlé la mort»