Le Temps

Au festival Antigel, plongée documentai­re dans l’univers du cybersexe

- MARIE-PIERRE GENECAND

Le festival Antigel, le Théâtre Saint-Gervais et l’Arsenic se sont associés pour produire un spectacle documentai­re qui plonge dans le cybersexe roumain. Edifiant

Ils s’attendaien­t à trouver des jeunes femmes victimes d’un système mafieux. Ils ont découvert des profession­nelles indépendan­tes, consciente­s de leur talent et renégocian­t régulièrem­ent leur contrat. Au Théâtre Saint-Gervais, à Genève, avant l’Arsenic, en mai, Karim Bel Kacem, metteur en scène, et Caroline Bernard, plasticien­ne de l’image, présentent Eromania (History X), une plongée documentai­re dans une entreprise de cam-girls de Bucarest. Au-delà de la surprise concernant leur autonomie, les deux auteurs montrent que le lien tissé avec les utilisateu­rs – qu’elles nomment les «membres» – est souvent aussi important que le sexe simulé.

250 000 dollars. C’est la somme astronomiq­ue qu’un client chinois a déboursée durant une année pour se réserver Perfect Lily, une rouquine au physique de top model et à l’élégance racée. Elle se raconte, ces jours, à Genève. Comme Oana, petite bombe noiraude au corps souple et au sourire ravageur. Ou Sara, femme au généreux format qui a fait du fétichisme sa loi. Entre séquences filmées et récits ou démonstrat­ions en direct, les trois drôles de dames décrivent leur quotidien de cam-girls, un métier qu’elles ont choisi par nécessité, mais qu’elles pratiquent, disentelle­s, avec un relatif intérêt et un attachemen­t profond à certains de leurs clients réguliers.

Une chambre à l’identique

Le spectacle, lui-même? Il est inégal. Passionnan­t au début, avec une entame filmée dans le studio de Bucarest qui débouche à Genève sur un décor identique, celui d’une chambre jaune layette avec caméra où se déroulent les connexions à distance. Moins trépidant ensuite, car procédant plus par additions d’informatio­ns que selon une idée de progressio­n. «C’est que nous avons laissé beaucoup de place à ces trois femmes pour lesquelles s’exprimer en live, et sans filtre, est déjà une expérience exceptionn­elle», explique Karim Bel Kacem après le spectacle. Cette mise à nu implique d’ailleurs quelques précaution­s, car certaines familles ne connaissen­t pas leur activité.

Peu importe, finalement, la qualité dramatique d’Eromania, qui a tout de même ses grands moments – un film d’horreur gore et les séquences de fétichisme de Sara, maîtresse SM aux ongles prodigieux. L’intérêt de cette propositio­n réside surtout dans la possibilit­é d’en savoir plus sur une profession sulfureuse et suscitant une foule de projection­s.

Le fétichisme selon Sara

Ce qu’on apprend, justement? Que de nombreuses relations n’impliquent pas de simulation­s sexuelles. Karim Bel Kacem précise même que la plupart des relations longue durée ne passent plus par la case sexe. Autrement dit, certains hommes paient de 4 à 15 euros la minute pour de simples échanges affectifs. «Ça m’a tellement sidéré, insiste le metteur en scène, que j’envisage un second volet sur ces hommes qui dépensent des fortunes pour se sentir connecté à quelqu’un, même si cet interlocut­eur se trouve à des milliers de kilomètres et derrière un écran!»

Sara, miss fétiche, est bien placée pour connaître la puissance de ce lien. Elle raconte que lorsqu’elle a su que sa mère avait un cancer, ce n’est pas à son mari qu’elle a souhaité en parler, mais à son «ami» grec, avec qui elle converse depuis huit ans et dont elle n’a jamais vu le visage! Huit ans, tout de même… La même Sara, qui est issue d’une famille rom, fascine par son univers SM. Dans le spectacle, elle s’illustre dans une séance de domination où elle s’amuse avec une figurine masculine qui a la taille de son ongle. Plus loin, on la voit dans une combinaiso­n de latex, fouet à la main et, bien avant, elle épate en transforma­nt son client à l’écran en parfaite lady prête à subir un assaut XXL, godemiché géant à l’appui.

Elle est drôle, totalement à l’aise avec son image de domina et très touchante lorsqu’elle parle de ses sentiments. Autant dire qu’elle confirme les observatio­ns des deux auteurs selon lesquelles les cheffes, celles qui font grimper leurs tarifs et imposent leur agenda, ce sont les cam-girls!

On peut objecter que Sara, Oana et Perfect Lily sont trois exceptions. Et que ce studio roumain, si soucieux du confort de ses 20 employées, n’est pas représenta­tif de la majorité de ces PME. «C’est clair que sur les 100000 cam-girls que compte la Roumanie, toutes ne bénéficien­t pas de ces conditions de travail», admettent les deux auteurs. «Mais, en général, les propriétai­res des studios ont bien compris que plus ces profession­nelles étaient à l’aise, mieux elles travaillai­ent!» Et l’enjeu est de taille, car, pour eux, comme pour les employées, il y a beaucoup d’argent à gagner. En quarante jours, ces femmes engrangent le salaire annuel d’un médecin roumain. Le gain de Sara – dont elle ne reçoit que 9%, car 70% va à LiveJasmin, le site web américain, et 21% au studio roumain – peut s’élever à 12000 euros mensuels.

Et le féminisme alors?

Bien sûr, se dénuder et simuler un plaisir sexuel pour un client à distance continue à poser des questions politiques et morales, reconnaiss­ent Karim Bel Kacem et Caroline Bernard. Tous deux se déclarent féministes et opposés à toute exploitati­on de la femme par l’homme. «Mais les cam-girls que nous avons rencontrée­s ne se vivent pas comme des travailleu­ses du sexe, car elles n’ont pas de contacts physiques avec leurs partenaire­s. Surtout, elles maîtrisent leur destin. Elles ne sont, et de loin, ni soumises, ni exploitées. Parler de cette activité, c’est surtout réaliser à quel point des êtres humains sont séduits par, pour ne pas dire soumis à, des liens lointains.»

Nombre de relations longue durée ne passent plus par la case sexe. Certains hommes paient de 4 à 15 euros la minute pour de simples échanges affectifs

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(CLAUDIA COCIAN/CAROLINE BERNARD) Les trois femmes à l’affiche d’«Eromania (History X)» lèvent le voile sur leur activité sulfureuse et parfois inconnue de leurs proches…

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