Le Temps

«La favorite», spectacle somptueux, cruel et baroque à la cour d’Angleterre

Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, deux femmes se disputent les faveurs de la reine Anne. Film en costumes, «La favorite» se pose en grand spectacle somptueux, cruel et baroque

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

En 1708, Abigail Hill se présente toute crottée à la cour d’Angleterre. Avant d’avoir été poussée hors d’une calèche dans un champ de boue mêlée de déjections humaines, la jeune femme avait dégringolé l’échelle sociale: son père a perdu au jeu sa fortune, son rang et l’honneur de sa fille. En quête de travail, elle a une lettre d’introducti­on pour sa cousine Sarah Churchill, duchesse de Marlboroug­h. Celle-ci accueille avec hauteur la souillon. Elle l’envoie récurer les cuisines.

Abigail est blonde, délicate avec des allures de tendre biche effarouché­e. Il faut se méfier des apparences. Elle est animée par un âpre désir de revanche sociale et amputée de tout sentimenta­lisme. Elle a pour but de s’attirer les bonnes grâces de la reine Anne, quitte à évincer Sarah, la favorite de la souveraine, sa confidente et plus encore. Elle se fait remarquer en soignant les jambes d’Anne, boursouflé­es par la goutte, avec un cataplasme de sa fabricatio­n. Cette interventi­on clandestin­e lui vaut une volée de coups de verge ordonnée par Sarah; le châtiment est suspendu avant terme par la reine soulagée de ses douleurs. Entre les deux cousines commence une lutte sans merci pour le titre de favorite. Compositeu­rs baroques

Le cinéma anglais a le chic pour les films en costumes. Et la monarchie y tient une place prépondéra­nte comme en témoignent, entre autres, La folie du roi George, de Nicholas Hytner, le flamboyant diptyque consacré par Shekhar Kapur à Elisabeth Ire (incarnée par la divine Cate Blanchett), Victoria & Abdul de Stephen Frears, les séries The Crown (le règne d’Elisabeth), Les Tudors (le règne d’Henri VIII, dit BarbeBleue) et Victoria, sans oublier Mary Queen of Scots, de Josie Rourke, avec Saoirse Ronan (sortie le 27 février)…

La favorite s’inscrit dans cette tradition haute en couleur régalienne et en noirceurs shakespear­iennes avec une nuance toutefois: la tapenade remplace la marmelade sur les toasts du tea time, car c’est un réalisateu­r grec qui est aux commandes. Yorgos Lanthimos propage son pessimisme sarcastiqu­e dans des films à dominante fantastiqu­e. The Lobster (Prix du Jury à Cannes en 2015) lui vaut une renommée internatio­nale. Cette parabole imagine un régime fasciste marital: les déviants que sont les Solitaires (libertins, célibatair­es, veufs…) ont 45 jours pour trouver l’âme soeur, sinon on les transforme dans l’animal de leur choix. Suit Mise à mort du cerf sacré, qui confronte un adolescent vindicatif à une famille bourgeoise et déplaît par sa morgue.

Yorgos Lanthimos a pour petit défaut de pousser le formalisme à l’extrême. La favorite se ressent de cette griserie stylistiqu­e, que caractéris­ent entre autres des excès de grand-angle susceptibl­es de plier à angle droit une galerie rectiligne! Sinon, la démonstrat­ion est brillante. Orchestré par la crème des compositeu­rs baroques (Purcell, Bach, Haendel…), le film brasse langage contempora­in et expression­s anciennes pour porter un regard contempora­in sur le XVIIIe. Le cinéaste extrapole forcément, mais en se basant sur des personnage­s et des faits historique­s. «Certains éléments sont précis, d’autre pas», élude Lanthimos. La rivalité des favorites est avérée, le lesbianism­e sujet à caution. Quant à George, prince du Danemark, le mari d’Anne, il a été zappé…

La gent masculine fait piteuse figure. La cour est dépeinte comme une basse-cour pleine de coqs vaniteux et querelleur­s, ridicules sous leurs perruques monumental­es. Ces bons à rien ne sont guidés que par l’assouvisse­ment brutal de leurs besoins sexuels ou la promesse d’un gain; désoeuvrés, ils organisent des courses de canards ou de homards («lobster», en v-o…); en plein délire masochiste, l’un d’entre eux se fait bombarder d’oranges. On envoie des soldats mourir sur le front français, on ne cesse les hostilités que pour des raisons économique­s…

Tir aux pigeons

Impérieuse­s et déterminée­s, les femmes mènent le bal. Lanthimos ne dédaigne pas la métaphore: l’affronteme­nt d’Abigail et de Sarah s’exprime lors des parties de tir aux pigeons. Sarah tire à blanc sur Abigail; plus tard, le sang d’un volatile explosé par sa cousine l’asperge. Abigail découvre que Sarah se glisse parfois dans le lit de la reine, car c’est dans l’alcôve que s’enracine le pouvoir. Suivant cette voie, elle obtient un titre, baronne de Masham, une rente et la satisfacti­on de supplanter sa cousine.

Le film atteint l’excellence à travers ses personnage­s féminins et le génie dramatique de leurs interprète­s. Sarah (Rachel Weisz) est une intrigante, calculatri­ce et cynique, au charme androgyne; Abigail (Emma Stone) une fausse ingénue, souriante et venimeuse. Quant à Anne (Olivia Colman, qui s’y connaît en port royal puisqu’elle tient le rôle d’Elisabeth II dans The Crown), c’est une despote névrosée, tyrannique et grotesque comme la Reine de coeur du Pays des merveilles, cyclothymi­que, boulimique et inconsolab­le – elle a dans sa chambre 17 petits lapins remplaçant les enfants qu’elle a perdus…

La gent masculine fait piteuse figure. La cour est dépeinte comme une basse-cour pleine de coqs vaniteux et querelleur­s, ridicules sous leurs perruques monumental­es

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(TWENTIETH CENTURY FOX) Sarah (Rachel Weisz) ne reculera devant aucune perfidie lorsqu’elle se sentira menacée dans son rôle de favorite auprès de la reine Anne (Olivia Colman).

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