Sur les pistes verglacées, l’hécatombe des skieurs de compétition
De nombreux athlètes de premier plan ont dû faire une croix sur le grand rendez-vous d’Are à cause de blessures. Il règne dans le milieu un certain fatalisme, mais cela n’empêche ni les instances officielles ni les skieurs de réfléchir à des solutions pou
Le ski alpin est un des sports où les athlètes sont le plus exposés aux blessures, sur des pistes de plus en plus verglacées
Rupture des ligaments croisés, comme l’Allemand Thomas Dressen, fracture tibia-péroné, comme le Canadien Manuel Osborne-Paradis, commotion cérébrale, comme le Glaronais Patrick Küng: les skieurs sont nombreux à manquer les grands rendez-vous, comme les Championnats du monde d’Are en Suède, parce qu’ils sont blessés. De tout temps, les descendeurs ont fait la nique à leurs limites, les chutes spectaculaires ont nourri la légende, et il existe un certain fatalisme face à la blessure. Roland Collombin n’avait que 24 ans lorsqu’il a mis un terme à sa carrière, après deux graves blessures au dos. Mais des mécontentements se font sentir. Si l’évolution du matériel est une des causes de blessures, c’est surtout la préparation des pistes qui est mise en cause. «A Bormio ou Kitzbühel, je ne parlerais plus de pistes de ski mais de patinoires inclinées et parsemées d’obstacles, commente le préparateur physique Patrick Flaction. Aujourd’hui, chuter revient à être éjecté d’une voiture sur l’autoroute, l’abrasivité du bitume en moins.» Pour lui, il faut revenir en arrière sur les standards de densité de la neige. Justin Murisier plaide de son côté pour que la préparation des pistes soit assurée tout au long de la saison par une même équipe, plutôt que par les organisateurs de chaque course. «Nous sommes beaucoup d’athlètes à penser que cela résoudrait beaucoup de soucis, notamment la compétition un peu malsaine que certains entretiennent pour avoir la piste la plus difficile possible.»
Les Championnats du monde de ski alpin ont débuté pour tout le monde de la même manière: en dressant des listes. Les amateurs de paris ont établi celle de leurs favoris; les fédérations nationales ont peaufiné celle de leurs objectifs; les journalistes ont mis à jour celle des records susceptibles d'être battus.
Et il est une dernière liste, jamais arrêtée, constamment actualisée, pour refroidir l'atmosphère plus efficacement que les températures glaciales d'Are (-21°C ce mardi): celle des skieuses et skieurs blessés qui manqueront le grand rendez-vous suédois.
Chez les hommes, l'hécatombe concerne surtout les spécialistes de vitesse avec – pour ne parler que de ceux qui auraient pu viser une médaille – l'Allemand Thomas Dressen (ligaments croisés antérieur et postérieur), l'Italien Peter Fill (dos), l'Autrichien Max Franz (talon), le Canadien Manuel Osborne-Paradis (double fracture tibia-péroné) et le Glaronais Patrick Küng, qui vient d'annoncer sa retraite après une commotion cérébrale. En Suisse, la terrible chute de Marc Gisin à Val Gardena a marqué les esprits autant que le corps du skieur d'Engelberg (côtes fracturées, vertèbres touchées).
Côté féminin, sa soeur Michelle Gisin (genou) a récemment rejoint Mélanie Meillard et Charlotte Chable à l'infirmerie de l'équipe nationale. Les deux espoirs, respectivement âgées de 20 et 24 ans, ont été touchées aux ligaments croisés, comme les Autrichiennes Anna Fenninger et Stephanie Brunner.
Il fallait bien que ça arrive
La liste n'est pas exhaustive, et il faut y ajouter plusieurs champion(ne)s mal en point qui ont décidé de serrer les dents le temps d'une dernière compétition: le Norvégien Aksel Lund Svindal et l'Américaine Lindsey Vonn, deux des plus beaux palmarès de l'histoire de la discipline, prendront leurs ultimes départs à Are malgré des genoux en jachère. L'embardée de la skieuse aux 82 victoires en Coupe du monde, ce mardi en super-G, pousse à se demander si jouer les prolongations dans ces conditions est bien prudent…
Mais il y a chez le skieur de haut niveau une certaine fatalité face à la blessure. «Je suis consciente qu'au cours des huit dernières années je n'ai eu aucune blessure grave, a réagi Michelle Gisin lorsqu'elle a dû déclarer forfait pour la fin de la saison. Il ne m'est donc pas trop difficile d'accepter la situation.» Autrement dit: cela allait bien finir par arriver.
Discours similaire chez Justin Murisier (27 ans), victime l'automne dernier de sa troisième rupture des ligaments croisés: «La première fois, c'est normal: tout jeune skieur doit passer par une grave blessure. La deuxième fois, je n'ai pas eu de chance car la réparation n'avait pas fonctionné, mais ça, on ne s'en rend compte que lorsque ça lâche à nouveau… Quant à cette troisième blessure, eh bien je me dis quand même que cela a tenu six ans. Ce n'est pas si mal.»
Le ski alpin a toujours malmené le corps de ses champions. Roland Collombin n'avait que 24 ans lorsqu'il a mis un terme à sa carrière après deux graves blessures au dos. De tout temps, les descendeurs faisant la nique à leurs propres limites et les chutes spectaculaires ont nourri la légende d'une discipline où on a toujours davantage à perdre qu'à gagner. Le Français David Poisson est décédé à la suite d'une chute à l'entraînement en novembre 2017.
Expériences à tâtons
Préoccupée par la santé de ses champions, la Fédération internationale de ski (FIS) tient depuis 2006 des statistiques relatives aux blessures dans toutes ses disciplines (saut, freestyle, snowboard). En alpin, la tendance est très légèrement à la baisse sur la période avec un peu moins de 30% des athlètes de Coupe du monde victimes d'une blessure l'hiver dernier contre un peu plus de 30% lors du tout premier recensement (et un pic à plus de 40% lors de la saison 2010-2011). Le nombre de blessures graves est stable: environ 10% des athlètes en subissent chaque hiver. Il faudra attendre le printemps pour connaître le bilan statistique de la saison en cours, mais tous les observateurs la ressentent comme particulièrement «blessante».
En adaptant ses règlements, la FIS tente d'exercer une influence. Elle a par exemple tâtonné ces dernières années en quête de skis de géant moins traumatisants. Justin Murisier retrace l'expérience: «Les anciens modèles avaient un rayon de 27 mètres et on constatait de nombreux problèmes aux ligaments croisés chez les athlètes. Alors nous avons dû passer à des skis d'un rayon de 35 mètres, mais ceux-ci se sont révélés très violents pour le dos… Et maintenant, la FIS a coupé la poire en deux avec un modèle de 30 mètres de rayon.»
Il est encore un peu tôt pour mesurer les effets, d'autant que – soutient le préparateur physique Patrick Flaction – il faut du temps pour adapter les corps à un nouveau type de matériel, qu'il s'agisse des skis en eux-mêmes (plus ou moins profilés) ou des plaques qui surélèvent le pied (plus ou moins haut). «Ces dernières années, les changements ont été trop réguliers pour que les skieurs puissent adapter leurs entraînements. Il faut sortir de cette situation de panique où on fait un pas dans un sens puis deux dans l'autre, car il faut pouvoir travailler sur le long terme», martèle celui qui bichonne Lara Gut et Daniel Yule entre autres. La tendance du verglas
Mais l'évolution du matériel n'est pas seule en cause. «La grande révolution de ces dernières années, c'est la préparation des pistes», estime Justin Murisier. La tendance est de chercher à les rendre extrêmement dures, verglacées, pour qu'elles ne se détériorent pas au passage des skieurs et restent sportivement équitables. «Nous aimons les pistes très dures, ce n'est pas un problème, reprend le Valaisan. Mais lorsque la logique est poussée trop à l'extrême, il faut des angles fous pour faire crocher les skis, on part sur
«Quant à cette troisième blessure, eh bien je me dis quand même que cela a tenu six ans.
Ce n’est pas si mal» JUSTIN MURISIER, SKIEUR VALAISAN
des positions inconfortables et c'est là que des accidents peuvent survenir.»
Patrick Flaction se montre très critique en la matière. «A Bormio ou Kitzbühel, je ne parlerais plus de pistes de ski mais de patinoires inclinées et parsemées d'obstacles. Bien sûr qu'à l'époque de Jean-Claude Killy, les athlètes étaient secoués comme des pruniers, mais s'ils tombaient ils atterrissaient sur de la neige tendre, et cela fait toute la différence. Aujourd'hui, chuter revient à être éjecté d'une voiture sur l'autoroute, l'abrasivité du bitume en moins.»
Pour lui, il faut revenir en arrière sur les standards de densité de la neige «au nom de la santé des skieurs». Justin Murisier plaide en tout cas pour que la préparation des pistes soit assurée tout au long de la saison par une même équipe, plutôt que par les organisateurs de chaque course. «Nous sommes beaucoup d'athlètes à penser que cela résoudrait beaucoup de soucis, notamment la compétition un peu malsaine que certains entretiennent pour avoir la piste la plus difficile possible.»
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