Le Temps

Les Emirats, apôtres d’une tolérance à géométrie variable

- BENJAMIN BARTHE, BEYROUTH (LE MONDE)

Le pape François a terminé mardi sa visite historique aux Emirats arabes unis par une immense messe en plein air. Le pays du Golfe se veut un chantre de l’islam modéré

La visite du pape François aux Emirats arabes unis (EAU) – dont le point d’orgue a été la messe célébrée le 5 février dans un stade d’Abu Dhabi – était placée sous le signe de la tolérance, mot d’ordre choisi par les autorités locales pour l’année 2019. Cette thématique est récurrente dans ce pays, puisqu’il existe un ministère, une charte nationale, un festival et même un pont «de la tolérance».

Ces initiative­s, impulsées par le pouvoir et relayées par les médias, visent à promouvoir la coexistenc­e culturelle et confession­nelle en vigueur dans cette fédération de sept cités-Etats, peuplées de neuf millions d’habitants, dont près de 90% sont des ouvriers immigrés issus d’Asie du Sud-Est.

Une trentaine d’églises

Au nom de «l’islam modéré» dont ils se veulent la vitrine, les EAU respectent sur leur territoire une relative liberté de culte et de moeurs, contrairem­ent à leur grand voisin, l’Arabie saoudite, adepte d’une version ultra-rigoriste de la foi musulmane. Moyennant une certaine discrétion architectu­rale et l’interdicti­on du prosélytis­me, une trentaine d’églises ont pu être aménagées à l’ombre des gratte-ciel clinquants d’Abu Dhabi, Dubaï ou Charjah, un autre des sept émirats.

Signe de l’ouverture affichée, une mosquée portant le nom de Mohammed ben Zayed, l’homme fort de la fédération, a récemment été rebaptisée «Marie, mère de Jésus». Les juifs pratiquant­s disposent même d’un lieu de prière. Mais cette «tolérance», leitmotiv très vendeur auprès des élites occidental­es, est à géométrie variable.

Dans le domaine politique, les dirigeants émiratis font par exemple preuve d’une intoléranc­e absolue pour le pluralisme. Tous les dissidents du pays croupissen­t en prison, qu’il s’agisse d’islamistes membres du parti Islah, la déclinaiso­n émiratie du mouvement des Frères musulmans, ou de libéraux partisans de l’instaurati­on d’une monarchie constituti­onnelle. La dernière voix libre du pays, celle du défenseur des droits de l’homme Ahmed Mansour, a été bâillonnée en mai 2018 au moyen d’une condamnati­on à 10 ans de prison.

Les procès de la plupart de ces opposants, pour «subversion», «atteinte à l’unité nationale» ou encore «propagatio­n de fausses nouvelles», ont été qualifiés de parodie de justice par Amnesty Internatio­nal et Human Rights Watch. Dans les prisons émiraties, la torture et les mauvais traitement­s sont fréquents, affirment ces ONG, qui dénoncent aussi de nombreux cas de disparitio­ns forcées.

Un empire de la cybersurve­illance

Ces pratiques ultra-répressive­s, qui se sont intensifié­es à partir des Printemps arabes de 2011 – perçus par les dynasties du Golfe comme une menace –, s’étendent parfois aux étrangers. En novembre, un jeune thésard britanniqu­e, Matthew Hedges, qui menait des recherches sur la politique sécuritair­e des EAU, avait été condamné à la prison à vie pour espionnage, avant d’être gracié, quelques jours plus tard, sous la pression de Londres.

Dans son obsession de contrôler les activités de ses adversaire­s réels ou supposés, la monarchie a développé un empire de la cybersurve­illance et du piratage informatiq­ue, mis en évidence par l’agence Reuters. Un récent article, basé sur les témoignage­s d’exanalyste­s des services de renseignem­ent américains, débauchés à prix d’or par Abu Dhabi, raconte comment l’émirat a espionné les communicat­ions de dissidents, comme Ahmed Mansour, de rivaux régionaux, comme le souverain du Qatar Tamim al-Thani, et même de journalist­es américains.

L’«islam modéré» à la mode émiratie est prié de coller à cette ligne politique. Dans ses prêches et ses tweets, le cheikh Wassim Youssef, l’un des prédicateu­rs les plus en vue du pays, relaie certes le credo anti-extrémiste des autorités, en critiquant les outrances des salafistes, accusés de dénaturer la foi musulmane. Mais cet imam de la grande mosquée d’Abu Dhabi s’attaque aussi aux libéraux, à l’émir du Qatar et à la Turquie, les deux ennemis intimes des EAU avec l’Iran.

Le cheikh Youssef n’est d’ailleurs pas exempt de dérapage: en 2015, il avait fustigé la décision de construire un temple pour les «infidèles» hindous, propos qui lui avaient valu une brève mise à pied. L’islam prôné par les autorités n’est donc pas tant éclairé que légitimist­e, et l’obéissance prime sur la tolérance.

Dans le domaine politique, les dirigeants émiratis font preuve d’une intoléranc­e absolue pour le pluralisme

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland