Le retour des mouches
Ça devait arriver: dès le moment où tout le monde prend la parole sur le web, quelqu’un est là pour écouter, en tirer des leçons ou des profits. En France, le surgissement des «gilets jaunes» mobilise une armée d’interprètes, humains et algorithmiques, pour tenter de pénétrer leur discours numérique: «Que veulent-ils, derrière ce qu’ils disent vouloir?»
Technologie mise à part, le phénomène n’est pas nouveau, dit Baptiste Kotras*, sociologue du web. La monarchie française a toujours cherché à connaître l’esprit public, ne fût-ce que pour court-circuiter la contestation. En 1667, la police de Paris envoyait des agents dans les cafés, les rues ou les marchés pour écouter les conversations et en rapporter la teneur à leurs supérieurs. Surnommés les «mouches», ils avaient pour mission de mettre en évidence la charge critique de la rumeur publique, son espace de diffusion et sa dangerosité. Le dispositif permettait au pouvoir royal de la contenir, voire de la manipuler. Les régimes suivants ont déployé une semblable surveillance des opinions, sur tout le territoire cette fois-ci, autour des préfets, des notables et de la presse. La population se trouvait «parlée» par ses élites, les ouvriers par leur patron, les lecteurs par leur éditorialiste et les croyants par leur prêtre. Etaient ainsi consacrés les «leaders d’opinion» dont l’enrôlement était crucial pour le pouvoir. Seule audible, leur parole surplombait toutes les autres. Au XXe siècle, les sondages par questionnaires ont bouleversé cette hiérarchie. Ils postulent que toutes les opinions recueillies sont de même valeur puisqu’elles émanent d’échantillons statistiques élaborés de façon neutre: âge, genre, niveau scolaire, revenu, etc. Ils produisent des majorités et des minorités à partir de panels représentatifs de toute la population. Les questions posées sont les mêmes et les réponses d’égal statut. Reproduisant le principe démocratique «une personne, une voix», le sondage fournit une information supposée impartiale – hormis les biais désormais connus relatifs aux questionnaires ou à l’usage des résultats.
Kotras rappelle ces faits à titre de comparaison avec les procédés actuels d’analyse des opinions exprimées sur la Toile. Ceux-ci renouent, dit-il, avec l’idée ancienne que toutes les opinions ne se valent pas: ne sont influentes, donc commercialement ou politiquement exploitables, que les plus visibles et les plus intenses, les opinions «dominantes». Les autres, peu ou pas cliquées, sont sans intérêt, à moins qu’apparaisse ici ou là une formule inattendue, plaisante ou ignoble, signalant une forme d’intensité méritant d’être enregistrée.
Ainsi, ce web où chacun est libre de s’exprimer en toute égalité produit en réalité une information de nature inégalitaire. L’ensemble des conversations étant impossible à écouter, les écouteurs procèdent à des tris méthodologiques qui leur permettent de présenter des résultats utilisables par leurs clients, marques commerciales ou gouvernements. «Notre outil permet de comprendre où se crée l’opinion, où se construit l’image, dit le responsable d’une agence d’analyse du web. Si je rajoute une source que personne ne lit, elle va fausser les résultats.»
L’irruption du web social fait éclater la présomption d’équivalence entre les opinions. Il n’y a plus de majorité et de minorité mais des signaux dans le flux de la parole en ligne, qui ne sont lisibles que moyennant tout un dispositif de repérage et d’interprétation. En d’autres termes, l’expression spontanée des internautes est écoutée par l’oreille sophistiquée des agences de communication, de relations publiques ou de marketing pressées d’approcher l’esprit de leurs électeurs, consommateurs et autres usagers, d’enregistrer leur satisfaction comme de contrer leur menace. C’est une oreille programmée pour hiérarchiser les opinions, n’entendre que les plus fortes et les mieux insérées dans les réseaux relationnels et médiatiques. Une oreille de mouche tapie dans le cybermonde.
▅ * «La voix du web. Nouveaux régimes de l’opinion sur Internet», Seuil, 2018.