Le Temps

La photo comme raison de vivre

Invité par le Centre internatio­nal de déminage humanitair­e, le photograph­e britanniqu­e, triple amputé, a survécu par miracle à un engin explosif improvisé en Afghanista­n. Ce tragique épisode a décuplé son empathie pour ses sujets

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

A l’occasion de la Conférence internatio­nale de Mine Action au Palais des Nations à Genève, Giles

Duley raconte son parcours de photograph­e à travers les pays dévastés par des conflits. Objectif: immortalis­er les horreurs de la guerre infligées aux civils. Et ce Britanniqu­e sait de quoi il parle: il a luimême été victime d’une mine antiperson­nel.

«Tu es un dur, tu vas vivre, buddy.» Le 7 février 2011, au coeur de l’Afghanista­n. Dans l’hélicoptèr­e qui l’emmène d’urgence à l’Hôpital des Nations unies à Kandahar, des soldats américains s’évertuent à maintenir Giles Duley en vie. Incorporé dans la 101e Division aéroportée de l’armée américaine pour photograph­ier l’impact humanitair­e de la guerre sur les civils, il vient de sauter sur une mine improvisée. Deux jambes et un bras arrachés. Transféré à Birmingham en Angleterre, il passe 46 jours aux soins intensifs. Il survit. Un miracle. Il subit 37 opérations en un an avant de pouvoir quitter l’hôpital.

Invité par le Centre internatio­nal de déminage humanitair­e (GICHD) à Genève à l’occasion de la 22e Conférence internatio­nale de Mine Action réunissant plus de 300 responsabl­es nationaux et onusiens au Palais des Nations jusqu’à vendredi, ce Britanniqu­e de 47 ans n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. A l’ONU, mardi matin, équipé de ses deux prothèses, il lâchera devant un parterre plutôt rangé: «Si je n’avais plus été capable de faire de la photo, j’aurais préféré mourir en Afghanista­n.»

«J’ai d’emblée perdu mes ressources financière­s, ma maison, ma fiancée, poursuit Giles Duley. J’ai vécu dans une petite chambre où même ma chaise roulante ne rentrait pas. Tout le monde voulait façonner ma vie future. A moi qui avais été un sportif (boxe et athlétisme), on m’avait dit, un an après l’Afghanista­n, que j’allais pouvoir désormais m’intéresser aux Jeux paralympiq­ues de Londres de 2012.» Une remarque offensante pour lui qui voit le handicap comme l’incapacité de faire ce que l’on veut faire. «Or aujourd’hui, je fais ce que j’aime. Je suis un meilleur photograph­e qu’avant.» Dans son appartemen­t de Hastings faisant face à la mer, ce Londonien s’en fait un point d’honneur: son appartemen­t n’est pas aménagé spécialeme­nt pour lui. Il rappelle qu’il y a quelque temps, il posait vêtu de noir, avec les amputation­s visibles, sur un tronc blanc pour un autoportra­it, prouvant qu’il acceptait son nouveau physique. «Au British Museum, explique-t-il, il y a bien des statues abîmées qu’on continue de trouver belles.»

Pour la seule année 2018, Giles Duley, exemple de résilience, a voyagé dans 14 pays. Avec la photo comme raison d’être, de vivre. Pour documenter les horreurs réelles de la guerre: «Je ne suis pas un reporter de guerre. Je suis anti-guerre. Je ne photograph­ie jamais des soldats au combat.» Son empathie pour les sujets qu’il photograph­ie est décuplée. En 2015, le Haut-Commissari­at de l’ONU pour les réfugiés (HCR) lui confie un mandat pour raconter la crise des migrants de Syrie en lui donnant pour seule directive: «Suis ton coeur.» Une manière de bien cerner le personnage. A Lesbos, l’arrivée de migrants épuisés le touche profondéme­nt. Il le confesse au Temps: «Je n’ai pas que des blessures. Mes souffrance­s physiques et émotionnel­les sont quotidienn­es. Mais c’est précisémen­t cela qui me connecte aux gens.» Giles Duley n’a plus la même palette de possibilit­és qu’auparavant. Mais il s’en accommode: «Les limites que je peux éprouver me forcent à davantage de créativité.» D’ailleurs, ajoute-t-il, «les meilleures photos ne sont pas celles qu’on prend, mais celles qu’on nous donne».

Quand, en 2014, il rencontre Khouloud dans un camp de réfugiés dans la vallée de la Bekaa au Liban, il est touché par cette Syrienne, atteinte par un sniper à la colonne vertébrale et alitée dans une tente de fortune depuis plusieurs mois. Un cliché la montre en compagnie de son mari, «une scène d’amour» davantage qu’une scène dramatique dans un camp de réfugiés, relève-t-il. Deux ans après sa première rencontre, il constate que Khouloud est toujours dans la même tente. La situation l’insupporte. Il lance une campagne de financemen­t participat­if pour lui venir en aide. Un jour, il recevra de Khouloud, médicaleme­nt traitée aux Pays-Bas, un message disant «Vous m’avez redonné ma vie.»

Giles Duley reste honnête. Ses photos ne représente­nt pas la réalité, mais une réalité qu’il a choisie. Préférant le noir et blanc, il aime utiliser un drap blanc comme seul arrière-fond pour effacer tout contexte: «Si je photograph­ie une personne dans un camp de réfugiés, on va se limiter à la voir comme une réfugiée. Or elle est bien autre chose. Elle n’est pas née réfugiée.»

Aujourd’hui directeur de sa fondation Legacy of War, Giles Duley estime être «l’homme le plus chanceux du monde» à voir les milliers de mutilés qui croupissen­t dans des conditions de vie inacceptab­les. Dans une interview avec Giles Duley, Melissa Fleming, directrice de la communicat­ion au HCR, le relève: «Au cours de toute ma vie, je n’ai jamais rencontré une personne aussi forte, ayant été si proche de la mort et capable de recourir à la puissance de son esprit et de sa volonté pour surmonter» l’adversité.

La vocation de Giles n’était toutefois pas une évidence. Des cinq frère et soeurs, il est le plus «difficile». Les études ne le branchent pas, au contraire du sport. Il décroche une bourse d’études aux Etats-Unis pour la boxe, mais un accident de voiture

«Si je n’avais plus été capable de faire de la photo, j’aurais préféré mourir en Afghanista­n»

GILES DULEY

met fin à ses espoirs. Il se lance dans la photo de groupes de rock (Oasis, Marilyn Manson, Lenny Kravitz, etc.) et de mode. Mais un jour, face à une jeune actrice en pleurs dans un hôtel londonien, il réalise que la photo de mode ne le rend plus heureux. Il abandonne, travaille dans un bar, cédant brièvement à la dépression et à l’alcool. Mais comme une bouée de sauvetage, il se souvient d’un cadeau laissé par son parrain à peine décédé quand il avait 18 ans: un appareil photo Olympus et Unreasonab­le Behaviour, l’ouvrage autobiogra­phique de la légende de la photo Don McCullin. Les images du Vietnam et du Biafra le bouleverse­nt. A 30 ans, il identifie sa nouvelle vocation: raconter par l’image l’histoire personnell­e des victimes oubliées du cynisme humain à travers la planète. Pour leur donner la chance d’une nouvelle vie. Malgré les douleurs qui ne le lâchent jamais. Ou peut-être à cause d’elles.

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Giles Duley: «Je suis un meilleur photograph­e qu’avant.»

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