Le Temps

Charlie Chaplin, dans la quiétude helvétique

Un livre et une exposition font revivre le lien qui a uni pendant plus de vingt ans le génial comédien et le photograph­e Yves Debraine. Ils témoignent d’un art de vivre et d’une relation de confiance

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e Exposition: Livre:

PHOTOGRAPH­IE Gare de Lausanne, le 23 mai 1957, 18h31: simple quidam parmi d’autres, Charlie Chaplin, des fleurs sous le bras, va voir sa fille Jane à la Clinique de Montchoisi, où elle vient de naître. C’est l’une des images saisies par son ami Yves Debraine qui témoignent du lien privilégié que le photograph­e vaudois avait noué avec le génial comédien lorsqu’il vivait dans la douce discrétion helvétique. Des images émouvantes à découvrir dans une exposition et un livre.

tChanger le malheur en bonheur est un don fabuleux. Charlie Chaplin le possédait, lui qui d’une enfance misérable à Londres a tiré l’inspiratio­n d’une oeuvre qui fait toujours la joie de millions de spectateur­s. Banni par l’Amérique maccarthys­te, il puise dans ce revers de quoi écrire le dernier chapitre de sa vie, celui de la plénitude et de l’harmonie familiale.

Minée par des affaires de moeurs et des prises de position politiques (critique du capitalism­e dans Monsieur Verdoux…), la cote de popularité du génial comédien s’effondre au milieu des années 1940. La commission des activités anti-américaine­s le soupçonne de sympathies communiste­s, le FBI enquête.

Dans ce contexte délétère, Charlie Chaplin organise la première des Feux de la rampe à Londres. A peine a-t-il embarqué que son visa est révoqué. Fatigué des insultes et de l’arrogance morale des Etats-Unis, il coupe les amarres avec ce pays où il a connu la gloire et la fortune, et cherche un port d’attache. Ce sera la Suisse, pays paisible situé au coeur de l’Europe et fiscalemen­t alléchant.

Poulet à la crème

Le 2 décembre 1952, à Lausanne, devant le Beau-Rivage Palace, Chaplin, accompagné de sa femme Oona, se demande où ils vont pouvoir dîner. Un jeune photograph­e anglophone lui recommande spontanéme­nt La Pomme de Pin, un établissem­ent de la Cité réputé pour son poulet à la crème. Plus tard dans la soirée, l’audacieux reporter immortalis­e le moment où le comédien signe le livre d’or du restaurant. Surexposé médiatique­ment pendant des décennies, Charlie Chaplin a appris à se méfier des photograph­es, ces propagateu­rs de scandale. Il accorde toutefois sa confiance à ce provincial bienveilla­nt et discret. C’est le début d’une relation qui va durer un quart de siècle.

Né à Paris en 1925, Yves Debraine, formé à l’Agence France-Presse, s’installe à Lausanne en 1948. Il travaille pour L’illustré, les magazines Life et Time, fréquente les circuits de course automobile, crée l’agence Diapress et fonde le mensuel Génération­s. Il est le «photograph­e officiel» de Charlie Chaplin, titre certifié par une dédicace que celui-ci lui fait en 1964 dans Histoire de ma vie. Entre 1952 et 1973, il prend quelque 3000 photos du comédien.

Directeur du Musée suisse de l’appareil photograph­ique à Vevey et ancien journalist­e du Temps, Luc Debraine gère les archives de son père, décédé en 2011. Il en a extrait un matériel remarquabl­e, et souvent inédit, pour un livre, Chaplin Personal 1952-1973 – Yves Debraine, et une magnifique exposition dans les combles du manoir de Ban. Sanctuaris­ée, la thébaïde veveysanne est intégrée à Chaplin’s World, qui propose un son et lumière de qualité dans un des plus beaux paysages du monde.

Les images rapportées par Yves Debraine s’organisent par thèmes. Elles documenten­t une époque révolue où l’on mettait une cravate pour aller au cirque, où les hivers étaient enneigés et les vignerons de Lavaux secs et noueux comme des sarments de vigne. Charlie Chaplin convoquait Yves Debraine en fin d’année pour la photo de sa carte de voeux. Il mettait en scène la prise de vue avec la ribambelle des gosses (il en a eu huit avec Oona) par ordre de taille décroissan­t. «J’étais un simple opérateur. J’appuyais sur le déclencheu­r, c’est tout», affirmait Yves Debraine. «Certes. Il faut encore trouver la bonne lumière, le bon moment – et avec les enfants ce n’est pas facile», nuance Luc. Quand Chaplin avait choisi sa photo, le photograph­e en tirait quelque 400 au format 13x18.

Faux zèbre

En octobre, à Vevey, Charlie Chaplin se rendait traditionn­ellement au Cirque Knie. S’il avait un côté très britanniqu­e, mêlant humour, politesse, mais aussi une certaine distance, sous le chapiteau le masque tombait. Il jubile, rit du faux zèbre, fait tourner un ballon sur son index, embrasse les clowns. «Il est au plus près de ce qu’il a été, de ce qu’il est: un clown», commente Luc Debraine. Une photo sidérante surprend la rencontre de deux géants: Grock et Charlot. Le premier est accroupi au bord de la piste et serre la main du second.

Promenade à Gstaad, ski à Crans-surSierre, kermesse à Vevey, dégustatio­n de vin à Epesses en compagnie du futur conseiller fédéral Paul Chaudet, anniversai­res et jeux, scènes de la vie familiale, les jours et les heures… Le noir et blanc au grain sensuel témoigne de la modestie inventive du photograph­e, mais aussi d’un art de vivre et d’une forme de simplicité sans doute révolus. Elle est émouvante, la douceur de cette photo prise le 23 mai 1957, à 18h31: simple quidam parmi d’autres, Charlie Chaplin sort de la gare de Lausanne, des fleurs sous le bras. Il va voir sa fille Jane à la clinique de Montchoisi, où elle vient de naître.

L’expo se termine sur la seule photo en couleur: Chaplin exulte, un enfant nouveau-né dans les bras. «Pas très net, mais très joyeux», avait écrit Yves Debraine en marge de ce cliché. Mais que pèse la netteté par rapport à la joie?

Au coin du feu

En 1973, Yves Debraine cesse de photograph­ier Charlie Chaplin. Artiste pudique, il ne veut pas montrer le déclin du comédien, alors âgé de 84 ans. S’il se rend encore au manoir de Ban, c’est sans ses boîtiers. «C’est une question de respect, de dignité, d’éthique – je ne sais comment le qualifier», dit Luc Debraine. Il raconte qu’un soir de novembre 1962, Chaplin a convié son père au coin du feu, fermé la porte, versé deux whiskies, et parlé longuement de lui. Le photograph­e regrettait d’avoir tout oublié de ces confession­s au coin de l’âtre. Luc n’en croit pas un mot: Yves Debraine avait une excellente mémoire. Mais pour rien au monde il n’aurait trahi la confiance que lui accordait Charlie Chaplin.

Charlie et Oona Chaplin en balade à Gstaad, le 3 décembre 1952.

«Chaplin Personal –

Les années suisses (1952-1973)». Chaplin’s World, route de Fenil 2, 1804 Corsier-sur-Vevey. Jusqu’au 5 avril. www.chaplinswo­rld.com

«Chaplin Personal 1952-1973 – Yves Debraine». De Luc Debraine.

Les Editions Noir sur Blanc, 144p.

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(ARCHIVES YVES DEBRAINE)
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