Pierre-Yves Maillard explique le combat des syndicats contre l’accord-cadre
Cela ne traîne jamais longtemps. Quand une force syndicale ou politique s’oppose à une étape du processus d’intégration européenne par la libéralisation des marchés, elle subit de sévères rappels à l’ordre moral. Les curés du temps passé, devant les écarts de leurs brebis avec le droit chemin, utilisaient un peu le même ton, entre compassion et consternation. Les opposants sont décrits en gros comme de pathétiques imbéciles: ils n’ont pas compris, ils sont «négligents», il faut mieux leur expliquer. Et si, après cette phase de pédagogie impatiente, ils ne se soumettent pas, alors ils deviennent les méchants ou, à peine moins grave, ils font le jeu des méchants.
Pour ces nouveaux ecclésiastes, les oppositions à l’extension de l’Europe par le marché deviennent donc rapidement et forcément scélérates. La rhétorique est rodée et ses utilisateurs sont légion. Certains sont d’ailleurs sincères. Ils craignent, disentils, le retour des heures les plus sombres de l’histoire. Ainsi, par un fulgurant raccourci, ceux qui s’opposent à la dérégulation du marché du travail et des services publics ne favoriseraient rien moins que le nationalisme, donc le fascisme, donc la guerre…
Nous étions quelques-uns à subir le même traitement au début des années 2000, quand nous avions freiné le processus de démantèlement des services publics en gagnant un référendum contre la libéralisation totale du marché électrique voulue par l’UE. Aujourd’hui, ça recommence. Mais la grosse ficelle ne prend pas. Il ne s’agit pas de morale, mais de politique concrète. Et au sujet du projet d’accord-cadre avec l’UE, les questions posées sont très simples.
Sommes-nous pour l’affaiblissement de l’intensité des contrôles et du système des cautions qui permettent à notre modeste régulation du marché du travail d’avoir une chance d’être appliquée? Sommes-nous pour la réduction du délai d’annonce pour les travailleurs détachés? Sommes-nous favorables à un contrôle en «proportionnalité» et en compatibilité de notre droit du travail avec la sacrosainte concurrence libre et non faussée, selon la jurisprudence présente et à venir de la Cour de justice européenne? Sommes-nous pour interdire par principe l’intervention de l’Etat dans les secteurs soumis à de nouveaux accords avec l’UE?
A ces questions, les forces libérales en Suisse répondent oui. On les comprend. A ces questions, les syndicats répondent calmement et clairement non. Ce n’est pas un non à l’intégration européenne, encore moins à la paix entre les nations. C’est un non à une orientation politique néolibérale qui a déjà fait assez de dégâts, en Suisse et en Europe, et qui est pour beaucoup dans la montée des nationalismes et du rejet du projet européen.
La lecture de ce projet d’accord-cadre devrait suffire à permettre une discussion politique rationnelle, sans mépris et sans jugement moral. Mais il y a ceux qui se battent pour les cadres institutionnels et leur donnent une valeur suprême. Certains mettent la nation au-dessus de tout, comme l’UDC. Ils s’opposent donc à l’intégration européenne, quand bien même ils souhaiteraient en fait la cure de libéralisation qu’imposerait l’adoption de ce texte. Et les pro-européens qui pensent que l’UE est par essence à soutenir y sont favorables, même quand l’agenda économique qu’elle veut imposer en l’occurrence à la Suisse est aux antipodes de l’harmonisation des droits sociaux par le haut, au coeur pourtant de sa promesse originelle.
Ces débats institutionnels ont une fâcheuse tendance à générer une confusion politique durable. La morale et le salut sont-ils par essence dans les Etats-nations ou dans l’Union européenne? En Espagne ou en Catalogne? Au Canada ou au Québec? Dans le canton de Berne ou dans le Jura libre? Vaste sujet… Les hommes, les femmes, les forces politiques qui agiront dans ces espaces institutionnels en décideront. En attendant, nous sommes pour les droits sociaux et le service public et nous positionnons sur les propositions en fonction des progrès dans ces domaines fondamentaux.
En l’occurrence, le texte qui nous est soumis ne nous propose aucun progrès. Au contraire. Il rompt avec la logique favorable qui a déterminé les relations entre la Suisse et l’Union européenne depuis l’échec de l’EEE et qui a fait avancer de pair la régulation du marché du travail et son élargissement. Les syndicats et les forces sociales combattront donc ce texte et ne se laisseront intimider par personne. Et si les pro-européens de tout bord veulent notre appui, ils peuvent soutenir notre exigence d’une renégociation de cet accord-cadre, où le Conseil fédéral respecte pleinement son mandat de négociation initial.
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Si les pro-européens de tout bord veulent notre appui, ils peuvent soutenir notre exigence d’une renégociation de cet accord-cadre