Le Temps

Jeu de reflets pour troubler Orphée

- t PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb Orphée et Eurydice. Opéra de Lausanne, jusqu’au 9 juin. www.opera-lausanne.ch

SPECTACLE Pour son «Orphée et Eurydice» à l’Opéra de Lausanne, Aurélien Bory imagine une scénograph­ie ingénieuse qui permet de faire disparaîtr­e les personnage­s dans le royaume des ombres en jouant avec de la lumière.

Avec un habile jeu de miroirs et de reflets, le metteur en scène Aurélien Bory donne vie à «Orphée et Eurydice», qui clôt la saison de l’Opéra de Lausanne

Pour monter l’opéra de Gluck, Aurélien Bory a misé sur le «Pepper’s ghost», un dispositif datant du XIXe siècle qui permet de jouer sur les reflets.

C'est l'histoire d'un voyage périlleux. Celui du musicien et poète Orphée, descendu jusqu'en Enfer pour y récupérer la nymphe Eurydice, morte pendant leurs noces d'une morsure de serpent. Oui mais voilà: si les dieux permettent à Orphée d'aller rechercher sa promise dans les bas-fonds, il y a une condition: ne pas la regarder avant d'avoir rejoint le monde des vivants. Fatalement, Orphée, inquiet et impatient, ne peut résister à l'envie de se retourner. Et perd une seconde fois sa bien-aimée…

Ode à l'amour et à la mort, ce mythe grec a inspiré de nombreuses oeuvres dont un opéra, Orphée et Eurydice, du compositeu­r allemand Christoph Willibald Gluck. C'est cette tragédie en trois actes, dans sa version parisienne de 1774 et dirigée par le chef Diego Fasolis, qui clôture la saison de l'Opéra de Lausanne. Pour la matérialis­er, Aurélien Bory, bien connu pour ses mises en scène au Théâtre de Vidy, a imaginé un jeu de reflets aussi onirique qu'intelligen­t. Rencontre autour d'une fascinante maquette.

Comment avez-vous abordé «Orphée et Eurydice»?

Comme à chaque fois: d'un point de vue physique. Je me demande toujours quelle mécanique sous-tend une oeuvre. Dans ce cas, on peut dire que le mythe n'existe que parce qu'Orphée se retourne pour regarder Eurydice, la perdant alors qu'il est héroïqueme­nt parvenu jusqu'aux Enfers. Il fallait donc que, moi aussi, je retourne quelque chose: l'espace, le regard.

Comment vous y êtes-vous pris?

J'ai fait appel au «Pepper's ghost», un système de vitre pivotante – aujourd'hui, film plastique – conçu au XIXe siècle par Pepper, un ingénieur anglais. On l'a nommé le «fantôme de Pepper» parce que ce système permettait de faire de la magie et de créer des apparition­s grâce à un jeu de reflets. En l'occurrence dans le livret, les Enfers correspond­ent à un monde de repos de l'âme, sans corps, un peu comme des limbes. J'ai donc utilisé le reflet parce que son image est, elle aussi, désincarné­e, inaccessib­le. D'autant que le Pepper's ghost représente littéralem­ent un au-delà: ce qui est derrière la vitre. Et ce sont également les fleuves qui séparent le monde des morts et des vivants, une surface réfléchiss­ante…

En l’occurrence, que reflète votre Pepper’s ghost?

Un tableau: Orphée ramenant Eurydice des Enfers, peint en 1962 par Jean-Baptiste Corot – juste après avoir assisté à une représenta­tion de l'opéra à Paris! – qui représente l'instant crucial avant qu'Orphée ne se retourne. Au début de l'opéra, le tableau, reproduit sur un grand tissu, est posé au sol. Grâce au Pepper's ghost, il apparaît en miroir dans sa position juste. A la mort d'Eurydice, la toile s'enfonce dans le sol et l'emporte avec elle. Plus tard, lorsque Orphée est parvenu aux Enfers, deux agrandisse­ments de la toile sont placés au fond de la scène et au plafond: grâce au Pepper's ghost, les deux images se superposen­t, créant un effet de trouble où l'on peut faire apparaître et disparaîtr­e les corps en jouant avec la lumière.

«L’opéra, c’est du théâtre. Sinon, on ferait un concert!» AURÉLIEN BORY, METTEUR EN SCÈNE

Dans ce décor, les corps semblent transparen­ts, sans aucune gravité ou substance. Gluck appelait ça les «ombres heureuses». Il y a aussi une modificati­on acoustique, du fait que le film plastique fait écran.

C’est donc une mise en scène de reflets. Physique aussi?

Quand Eurydice meurt, le personnage de l'Amour apparaît tel un astre brillant. Je l'ai voulu un peu acrobate, parce que l'amour peut tout. Marie Lys, la soprano qui l'incarne, marche sur les mains des six danseurs placés dans le choeur, fait la roue dans un cerceau… Elle s'est entraînée trois mois à la pole dance pour se faire les muscles! Et quand Orphée, interprété par le ténor Philippe Talbot, est tiraillé par son envie de regarder Eurydice, les danseurs manipulent le tissu sur lequel les amoureux se tiennent pour les rapprocher ou les éloigner l'un de l'autre.

La mise en scène est aussi une épreuve pour le choeur, qui doit chanter allongé, souvent sans voir le chef. J'avais envie que cette physique s'imprime dans les corps. L'opéra, c'est du théâtre. Sinon, on ferait un concert!

Le Pepper’s ghost est plus que centenaire. Pourquoi sa magie reste-t-elle aussi efficace?

La machinerie de théâtre m'inspire beaucoup. A mon sens, il s'agit de l'unique art où dévoiler les ficelles de fabricatio­n augmente le plaisir! Et même si je les montre, on ne comprend pas tout: le Peppers' ghost soulève des questions chez le spectateur. D'ailleurs, l'origine du mot «théâtre» c'est l'endroit d'où l'on voit, l'espace du regard. J'essaie de troubler cet espace-là pour que la mécanique de l'imaginaire se mette en marche.

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(ALAN HUMEROSE)

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