Le Temps

Il faut un cadre juridique pour l’identité numérique

- JEAN-PIERRE HUBAUX PROFESSEUR À L’EPFL DIRECTEUR ACADÉMIQUE DU CENTER FOR DIGITAL TRUST

L’identité numérique (e-ID) est un moyen permettant de s’identifier par une seule et unique procédure auprès d’un grand nombre de services en ligne. L’e-ID vise à remédier à la situation chaotique qui prévaut encore aujourd’hui, où l’usager s’identifie séparément sur chaque service (commerce en ligne, assurances, banque, etc.) par le moyen de mots de passe, avec les inconvénie­nts que l’on connaît. Dans la mesure où l’identité de chacun dans le monde physique est placée sous la responsabi­lité de l’Etat, l’e-ID est souvent garantie d’une façon ou d’une autre par celui-ci. Ce système donne une plus grande confiance dans les transactio­ns, encourage l’engagement des citoyens, et contribue à l’élévation de l’efficacité des échanges commerciau­x et autres et de ce fait à la prospérité.

Des dizaines de tentatives de déploiemen­t sont en cours dans le monde, mais les résultats sont contrastés. En effet, le chemin est semé d’embûches. Il y a le risque d’échec par manque d’adoption: si peu de services reconnaiss­ent une e-ID donnée, celle-ci motivera peu d’adeptes. Lancé en 2010, SuisseID a été victime de ce problème. Mais même en cas de succès, un tel système pourrait être utilisé à des fins non souhaitabl­es, telles que la discrimina­tion, la manipulati­on politique, ou le marketing ciblé. Dans le contexte d’érosion de la confiance numérique que l’on connaît, il est facile d’imaginer les scénarios de cauchemar que le dévoiement de l’e-ID pourrait entraîner.

L’attentisme toutefois n’est pas une solution, car nul ne peut stopper la numérisati­on galopante. La situation actuelle, faite de bricolage à base de mots de passe, est intenable. Certains acteurs globaux se sont engouffrés dans la brèche. Ainsi, chacun d’entre nous s’est vu offrir souvent de s’authentifi­er en ligne par Facebook ou Google. Par ailleurs, le GSMA (consortium des opérateurs mobiles), fort de ses 5 milliards d’usagers, offre des services de paiement et aussi d’identifica­tion. Cette solution peut être utile dans des pays à la gouvernanc­e défaillant­e, mais évidemment pas en Suisse.

D’autre part, certains acteurs domestique­s piaffent d’impatience, comme l’illustrent les projets pilotes du canton de Schaffhous­e et de la ville de Zoug. SwissSign, consortium d’entreprise­s (CFF, La Poste, Swisscom, assureurs et banques), propose une solution technique pragmatiqu­e, mais sans cadre légal précis. D’autres entreprise­s helvétique­s ont aussi des projets sur ce sujet. A l’opposé de l’attentisme, il faut donc accompagne­r la numérisati­on par une démarche volontaris­te, impliquant l’ensemble des acteurs de la société. Des exemples à l’étranger (Canada, Estonie, Suède…) ont montré que le succès est possible. Souvent c’est le monde bancaire qui a déployé une solution et l’Etat l’a adoptée quelques années plus tard.

Le Conseil des Etats débattra dès ce 4 juin de la loi sur l’e-ID (loi fédérale sur les services d’identifica­tion électroniq­ue, LSIE). Bien entendu, la gauche souhaite une responsabi­lité absolue de l’Etat, tandis que la tendance libérale appelle de ses voeux un engagement fort du secteur privé. Les uns insistent sur les garanties que l’Etat peut apporter et sur l’analogie avec la délivrance des passeports et cartes d’identité; les autres sur l’importance de l’adoption du système (et donc le besoin d’offres de services du secteur privé) et sur le fait que l’Etat se montre parfois fouineur. Quoi qu’il en soit, la solution réside dans un contrôle par l’Etat de l’ensemble des processus de l’e-ID (niveau de sécurité, délivrance, révocation, accès aux services par les résidents étrangers, usagers malvoyants, compatibil­ité avec les systèmes internatio­naux, etc.) avec un engagement du secteur privé garantissa­nt le succès à large échelle.

L’Etat doit avoir la responsabi­lité d’ensemble, mais ne peut faire cavalier seul. Le site web du parlement offre une documentat­ion très détaillée sur le sujet. Souhaitons que l’aptitude à l’édificatio­n du consensus, vertu helvétique s’il en est, permette l’enfantemen­t du cadre juridique dont le pays a besoin et qui pourra servir de modèle à l’étranger. Si elle s’y prend bien, la Suisse, championne de la stabilité politique et donc inspiratri­ce de confiance, peut légitimeme­nt espérer voir éclore des entreprise­s qui oeuvreront à la réalisatio­n de l’e-ID. La confiance numérique en sortira renforcée, et tout le monde y gagnera!

La solution réside dans un contrôle par l’Etat de l’ensemble des processus de l’e-ID avec un engagement du secteur privé

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