Le Temps

Quand elles se croisent, les inégalités se renforcent

En 1991, la question du droit des femmes se voulait avant tout universali­ste. Aujourd’hui, le rôle de la religion, de la couleur de peau ou de l’orientatio­n sexuelle est enfin pris en compte dans les inégalités

- MARIE-AMAËLLE TOURÉ @MarieMaell­e

On appelle cet outil descriptif l’«intersecti­onnalité». Le concept, issu de la sociologie, désigne la situation de personnes soumises à plusieurs formes de discrimina­tion – par exemple liée au genre et simultaném­ent à la couleur de la peau. La réflexion féministe qui préside à la tenue de la grève du 14 juin prochain a appris à intégrer cette nouvelle donnée. Parfois non sans mal.

1991. Serena Dankwa n’a que 16 ans lorsqu’elle participe à la grève du 14 juin. Un constat va alors la marquer: la quasi-totalité des femmes qui l’entoure sont blanches. Elle prend conscience, pour la première fois, de sa double marginalis­ation au sein de la société. Serena est une femme, et elle est Noire. Vingt-huit ans plus tard, les questions du genre, de la religion ou encore de l’ethnie, jusqu’ici occultées du débat, ont peu à peu émergé jusqu’à devenir des points centraux de la réflexion féministe.

En témoigne le manifeste du mouvement du 14 juin dans lequel peut se lire: «Nous savons que des oppression­s spécifique­s basées sur l’appartenan­ce de race, de classe ou sur l’orientatio­n sexuelle et l’identité de genre se combinent, si bien que certaines d’entre nous peuvent subir des discrimina­tions multiples.» En quelques années, l’intersecti­onnalité est devenue un concept incontourn­able au sein des luttes sociales.

Penser la justice sociale en termes de sexe

Théorisé dans les années 1980 aux Etats-Unis par la juriste afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw, le concept d’intersecti­onnalité désignait avant tout la situation de femmes subissant simultaném­ent plusieurs formes de marginalis­ation au sein de la société. Si, à l’origine, le terme s’adressait aux femmes noires des Etats-Unis, il s’est rapidement élargi, intégrant les notions de nationalit­é, de religion ou encore d’orientatio­n sexuelle. «L’intersecti­onnalité est un concept qui a une visée politique, un objectif de justice sociale qui passe par la visibilisa­tion de groupes jusqu’ici invisibili­sés», résume Eléonore Lépinard, professeur­e associée en études genre, sociologue et directrice de l’Institut des sciences sociales de l’Unil.

«Le concept d’intersecti­onnalité, et tout ce qu’il implique, ne s’impose pas sans difficulté­s. Jusqu’ici, pour plusieurs raisons, les identités marginalis­ées n’étaient pas représenté­es. Il s’agit donc de transforme­r des pratiques et tout un mouvement de l’intérieur», poursuit-elle.

Mais porter plus clairement la focale sur ces groupes discriminé­s par plusieurs rapports sociaux à la fois revient pour les partisanes d’un féministe universali­ste et laïque à créer un clivage «imaginaire» au sein du mouvement. Pour elles, la lutte pour le droit des femmes passe d’abord par la défense d’intérêts individuel­s et collectifs, avant les intérêts de classe ou de communauté.

Dans une tribune publiée par le quotidien français Libération à l’occasion de la Journée des droits des femmes le 8 mars dernier, une centaine de personnali­tés signaient un appel à revendique­r un féminisme «universali­ste et laïque»: «Des médias accordent une place grandissan­te à ce qu’ils appellent les «nouveaux féminismes.» Qu’ont-ils donc de nouveau ou même de féministe? En réalité, ils renvoient les femmes à des assignatio­ns identitair­es, culturelle­s et religieuse­s (ainsi en est-il du voile, du burkini…); essentiali­stes et différenti­alistes, ils compromett­ent l’émancipati­on des femmes, renforcent les inégalités entre elles, et retardent l’égalité femmes-hommes.»

Un manifeste qui englobe plusieurs combats

En Suisse, la question nourrit le débat. Geneviève de Rham, membre du collectif romand pour la grève avait déjà participé au rassemblem­ent en 1991. Pour elle, ces questions de diversité font désormais partie intégrante des considérat­ions féministes. «Les causes à défendre ont évolué au même rythme qu’a évolué la société suisse. Toutes les oppression­s, en relation avec le racisme, par exemple, ont été intégrées dans notre manifeste», même si cette dernière le reconnaît, certains points ont fait l’objet d’échanges plus vifs.

Les principale­s pierres d’achoppemen­t concernaie­nt les questions liées à la religion, à l’identité de genre ou encore à l’orientatio­n sexuelle. Les points de vue divergeaie­nt. «Certaines femmes redoutaien­t qu’à trop mélanger les combats on perde de vue l’essentiel», continue Geneviève de Rham, pour qui la prise en compte de ces nouvelles dimensions n’affaiblit pas le mouvement, bien au contraire. «Les discrimina­tions touchent désormais tous les domaines, expliquet-elle. Chaque femme doit pouvoir se sentir concernée. Même s’il faudra du temps, notre manifeste s’impose comme le propre d’un mouvement qui veut changer la société.»

Une position très largement partagée par Eve Marie Perrin, membre de l’Associatio­n des étudiant.e.s afro-descendant.e.s de l’Unil et de l’EPFL. «On retrouve souvent dans les mouvements de lutte ce raisonneme­nt selon lequel il faut d’abord obtenir une volonté commune avant de mettre en avant d’autres revendicat­ions. Je ne suis pas d’accord, résumet-elle. Ce manifeste est extrêmemen­t large et à aucun moment il ne priorise un combat plutôt qu’un autre.»

Les revendicat­ions des femmes migrantes

Certains membres du comité auraient souhaité que le manifeste – bien que jugé puissant en termes de diversité – aille encore plus loin et soit plus précis, par exemple en dénonçant plus explicitem­ent l’islamophob­ie – en d’autres termes, qu’il soit plus inclusif en termes de langage.

Aysel Güneş a décidé de former un groupe de femmes migrantes en vue de la grève. Cette Kurde d’origine est arrivée sur le territoire suisse en 2010. Reconnue réfugiée politique, l’étudiante en sciences sociales de l’Unil souhaitait faire entendre la voix de ces femmes migrantes. Qu’elles soient Turques, Amérindien­nes, Iraniennes ou encore originaire­s d’Amérique latine, toutes participer­ont à la mobilisati­on. «Jusqu’ici, les revendicat­ions nous concernant n’existaient pas.»

Lutte contre les discrimina­tions liées au nom ou à l’apparence physique, droit à des cours de français gratuits pour toutes les personnes migrantes jusqu’au niveau B2, lutte contre la déqualific­ation des femmes migrantes au travail, rémunérati­on des femmes au foyer ou encore mesures pour favoriser la participat­ion des migrants à la vie politique, la liste des revendicat­ions est encore longue, la volonté on ne peut plus claire.

Aysel organise depuis le mois d’avril des réunions avec la collaborat­ion du collectif romand pour la grève. «Cela n’a pas été facile au début. Nous avions des points de vue politiques très différents. Certaines femmes n’étaient pas d’accord pour que l’on évoque ce type de sujet. Mais ensemble, nous avons su nous focaliser sur le fait de créer un mouvement commun en laissant nos mésentente­s de côté.»

Outre-Sarine, certains groupes se mobilisero­nt aussi afin de divulguer un message bien précis. C’est le cas du collectif zurichois Bla*Sh. Sous le trait de l’union «afro», plusieurs femmes ont lancé ce réseau il y a quelques années. Depuis, l’associatio­n multiplie les opérations afin de visibilise­r les femmes noires de Suisse. Elles organisent dans ce but des manifestat­ions culturelle­s, des lectures polyphoniq­ues ou encore des tables rondes autour de la diversité. «L’un de nos sujets de discussion principaux est celui du racisme, mais peu à peu, nous avons intégré des thématique­s bien plus larges liées à l’identité de genre ou encore à l’orientatio­n sexuelle», assure Serena Dankwa, membre du collectif.

«Lors de la première manifestat­ion, je n’avais que 16 ans, il n’y avait que des femmes blanches autour de moi, la situation a bien changé depuis.»

«Certaines femmes redoutaien­t qu’à trop mélanger les combats on perde de vue l’essentiel»

GENEVIÈVE DE RHAM, MEMBRE DU COLLECTIF ROMAND POUR LA GRÈVE

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