Le Temps

La responsabi­lité de l’Etat face au cybercitoy­en

Le parlement met la dernière main au projet de loi sur l’identité numérique. La présence de partenaire­s privés se heurte à des résistance­s

- BERNARD WUTHRICH @BdWuthrich

Identité numérique, vote électroniq­ue: même défi, même dilemme. Dans les deux cas, l’Etat doit permettre aux citoyens d’accomplir leurs devoirs et d’exercer leurs droits à l’ère digitale. Mais quel est son rôle? Quelles sont ses responsabi­lités? Que doit-il faire lui-même? Que peut-il confier à des partenaire­s ou prestatair­es privés? Et à quels partenaire­s privés? C’est l’enjeu du projet de loi sur l’identifica­tion numérique, que le Conseil des Etats a avalisé mardi et qui sera vraisembla­blement combattu jusque dans les urnes. Est-il réaliste de demander à l’Etat de tout faire luimême, comme l’exigent les associatio­ns de consommate­urs et le camp rose-vert? Certaineme­nt pas.

L’Etat doit fixer les règles du jeu et mettre en place un système de contrôle et de surveillan­ce qui garantisse la sécurité et la protection des données. Mais il n’est pas le mieux placé pour développer les aspects techniques. Il est donc logique qu’il s’appuie sur des entreprise­s privées. Mais il doit les sélectionn­er en fonction de leurs aptitudes technologi­ques et de leur légitimité à accompagne­r le cybercitoy­en dans l’exercice de ses droits démocratiq­ues.

La polémique accompagna­nt la sécurité du vote électroniq­ue montre la lourdeur de la tâche. La Poste utilise un système espagnol, qui a fait l’objet d’un test d’intrusion grandeur nature. Cette expérience a démontré que le système est faillible. La Poste a beau déclarer que le coeur du dispositif n’a pas été violé, rien n’y fait. Une initiative populaire exige maintenant la mise hors service du vote électroniq­ue.

Le débat qui entoure l’identité numérique s’inscrit dans le même registre. La présence au sein du consortium SwissSign – qui souhaite mettre en oeuvre ce code transactio­nnel personnel – de banques, d’assurances et, surtout, de caisses maladie sème le doute. On craint que les données individuel­les ne soient utilisées de manière abusive et que les entreprise­s partenaire­s n’en profitent pour promouvoir leurs prestation­s.

Ces doutes accompagne­ront la campagne référendai­re qui suivra l’adoption de la loi sur l’identifica­tion numérique. Il appartiend­ra au Conseil fédéral de clarifier le rôle de ces partenaire­s privés et d’expliquer qu’une identité numérique conçue sans qu’ils y soient associés aurait peu de chances d’être utilisée par eux. Un pas a été franchi avec l’annonce de la création d’une instance indépendan­te de surveillan­ce, la Commission fédérale de l’e-ID (pour «identité numérique»), ou Eidcom. Il n’est pas sûr que cela suffise à dissiper les craintes.

Présentée comme un rempart contre la mainmise des géants de l’internet, l’identité numérique (e-ID) fait son chemin en Suisse. Mardi, le Conseil des Etats a donné son feu vert par 33 voix contre 4 et a ainsi rejoint le Conseil national, qui avait fait de même en mars. Le principe est le suivant: chaque citoyen sera doté de son code numérique personnel, qui lui simplifier­a la vie sur internet. Qu’il s’agisse de passer une commande en ligne, de s’enregistre­r auprès d’une autorité publique, de se connecter à son compte bancaire, d’acheter un billet de train, de consulter son dossier de santé, d’effectuer une déclaratio­n en douane ou de demander un document officiel tel qu’un extrait de casier judiciaire, la démarche et, surtout, le mot de passe seront les mêmes.

Pour obtenir son e-ID, il faudra s’enregistre­r en fournissan­t un certain nombre d’informatio­ns telles que son nom, son sexe, sa date et son lieu de naissance, sa nationalit­é. Ces données seront consignées auprès d’un service spécialisé rattaché à la police fédérale (Fedpol), qui fait déjà ce travail pour les passeports. L’identité numérique sera ainsi garantie par l’Etat. Mais les prestation­s techniques seront, elles, assurées par le secteur privé, qui dispose du savoir-faire nécessaire et peut se montrer plus flexible que l’administra­tion. Or, c’est là qu’il y a des résistance­s. Voici une dizaine de jours, les associatio­ns de consommate­urs et d’autres organisati­ons ont tiré la sonnette d’alarme: selon elles, toute la filière de l’e-ID doit être une tâche régalienne. Pas question de laisser les privés s’en mêler, la protection et la sécurité des données étant considérée­s comme des biens trop précieux pour prendre le moindre risque.

«Quel est leur intérêt?»

La résistance vient du fait qu’un opérateur potentiel se profile déjà sur ce marché. Il s’agit d’un consortium nommé SwissSign, qui propose déjà aux clients de ses partenaire­s un système de reconnaiss­ance numérique unique, la SwissID. Or, si certains sont des entreprise­s en mains publiques – CFF, La Poste, Swisscom, trois banques cantonales –, d’autres sont entièremen­t privés. Ce sont des banques – Credit Suisse, UBS, Raiffeisen, Entris Banking –, des compagnies d’assurances – Axa, Bâloise, Helvetia, Mobilière, Swiss Life, Vaudoise, Zurich –, des caisses maladie – CSS, Swica – ainsi que Six Group. Au Conseil des Etats, la socialiste bâloise Anita Fetz, très sceptique, pose la question: «Quel est leur intérêt?» Elle redoute un mélange des genres, entre la nécessité incontesté­e d’équiper les citoyens d’une identité digitale personnell­e et la tentation de ces acteurs privés d’exploiter ces données et de promouvoir leurs produits par ce canal.

Elle s’appuie sur un sondage publié par les associatio­ns de consommate­urs. Celui-ci indique que 87% des 973 personnes interrogée­s souhaitent que l’e-ID soit une tâche de l’Etat. En d’autres termes, l’idée de laisser des fournisseu­rs privés développer les supports technologi­ques – cartes électroniq­ues, applicatio­ns pour téléphone portable, clés USB – sur lesquels les citoyens composeron­t leur code personnel ne les convainc pas.

Garde-fous supplément­aires

La menace d’un référendum ayant été brandie, le Conseil des Etats a décidé d’instaurer deux gardefous supplément­aires. Au départ, il était prévu que le travail des fournisseu­rs privés serait supervisé par l’unité de pilotage informatiq­ue du Départemen­t fédéral des finances. Cette tâche de reconnaiss­ance et de contrôle sera finalement confiée à une Commission fédérale des e-ID (Eidcom), qui comptera cinq à sept membres et collaborer­a avec le préposé fédéral à la protection des données. Par ailleurs, le Conseil fédéral pourra confier la gestion du système à une unité administra­tive et la Confédérat­ion pourra prendre des participat­ions dans les sociétés qui recevront ce mandat. Le rapporteur de la commission préparatoi­re, Beat Vonlanthen (PDC/FR) et la cheffe du Départemen­t fédéral de justice et police (DFJP) Karin Keller-Sutter n’y voient aucun problème si cela peut contribuer à dissiper les craintes. Le référendum reste toutefois probable.

Ce qui leur paraît important, c’est de ne pas perdre de temps. «D’autres pays ont déjà pris des mesures. C’est notre responsabi­lité d’agir vite. Avec ce qui est proposé, l’Etat garde un rôle fort et, avec l’Eidcom, l’indépendan­ce et le profession­nalisme sont garantis», résume Beat Vonlanthen. «C’est la dernière chance pour la Suisse de garder le contrôle sur l’e-ID, sinon tout sera géré par le droit américain», renchérit Ruedi Noser (PLR/ ZH), qui fait référence aux pratiques d’Apple, de Google et d’Amazon.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland