Offensives contre les géants de la tech
Suivant la tendance amorcée en Europe, les EtatsUnis lancent plusieurs initiatives pour mieux contrôler Facebook, Google, Amazon et Apple
Si, en Europe, le respect de la vie privée est la source des velléités régulatrices, les entraves à la concurrence motivent les initiatives américaines
Mais rien ne dit que les actions conjointes lancées ces jours auront des effets concrets pour l’utilisateur: sur le Vieux-Continent, les amendes ont été peu efficaces
Genève, qui avait il y a deux ans déjà affiché son ambition de devenir la capitale mondiale de la régulation de la tech, se voit toujours jouer un rôle central
Inimaginable il y a quelques semaines. Réalité aujourd'hui. Les Etats-Unis sont sur le point d'ouvrir plusieurs enquêtes contre leurs champions nationaux de la technologie. Facebook, Google, Apple et même Amazon apparaissent désormais dans le viseur des autorités américaines de la concurrence. Les Etats-Unis avaient souvent critiqué, voire moqué, les enquêtes lancées en Europe contre les géants de la tech. La menace est désormais interne et vient de Washington.
Contre les multinationales, les investigations émanent de trois organismes. Lundi, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants annonçait l'ouverture d'une enquête sur la concurrence sur le marché numérique, car, selon elle, un «petit nombre de plateformes dominantes et non régulées ont un pouvoir extraordinaire dans le commerce, la communication et l'information en ligne». Quelques heures auparavant, plusieurs médias affirmaient que la Federal Trade Commission (FTC) et le Ministère de la justice s'apprêtaient à ouvrir plusieurs enquêtes. En se répartissant les rôles: la FTC se penchera sur Facebook et Amazon, le ministère sur Google et Apple.
Nombreux reproches
Les reproches adressés aux géants de la tech sont nombreux. Et le tir groupé impressionne. La FTC, qui va infliger une amende de 5 milliards de dollars à Facebook après le scandale Cambridge Analytica, élargira son enquête pour non-respect de la vie privée. Apple est soupçonné d'abus de position dominante en n'autorisant la vente d'applications pour iPhone que via son App Store. Google est accusé d'abuser de son pouvoir sur les marchés de la recherche de la publicité – alors que la FTC avait clos une enquête à ce sujet en 2013. Quant à Amazon, il est soupçonné d'écraser ses rivaux via des pratiques anticoncurrentielles.
Comment expliquer un tel revirement de la position américaine? «En général, les Etats-Unis sont moins sensibles que l'Europe à la protection de la sphère privée, mais ont une foi profonde dans les vertus de la concurrence, exprimée par des lois antitrust assez strictes, rappelle Jean-Pierre Hubaux, professeur à l'EPFL et directeur académique du Center for Digital Trust. Ceci avait par exemple amené les autorités américaines à briser le monopole des télécommunications d'AT&T dans les années 1980, une démarche qui avait fait tache d'huile dans le monde entier. La démarche actuelle n'est donc pas cosmétique, mais se fonde sur une inquiétude réelle.»
L’Europe, un exemple?
Autre élément d'explication sur cette attaque soudaine: le contexte politique particulier aux Etats-Unis. Réticents à réguler, les républicains accusent régulièrement les géants de la Silicon Valley de censurer les opinions conservatrices. Mais de l'autre côté de l'échiquier politique, historiquement favorables aux géants de la tech, les démocrates commencent à s'inquiéter de leur puissance – notamment Elizabeth Warren, candidate à l'investiture démocrate en vue de la présidentielle américaine de 2020, qui appelle à des mesures très dures. «On pourrait même se demander dans quelle mesure l'Europe n'a pas servi d'exemple en la matière, notamment avec sa réforme européenne de la réglementation sur la protection des données (RGPD)», complète Jean-Henry Morin, professeur de systèmes d'information à l'Université de Genève, qui estime qu'«il n'est jamais trop tard et cela est parfaitement juste et indispensable. C'est même un devoir que les EtatsUnis ressentent, étant donné l'hégémonie des mastodontes numériques qu'ils abritent.»
Face à Google, la Commission européenne a brandi l'argument financier – trois amendes, en trois ans (la dernière en 2018), pour un total de plus de 9 milliards de francs – et exigé plus de place pour ses concurrents. Que pourraient imposer les EtatsUnis? «Le risque d'une réglementation plus stricte existe, mais pas celui d'un démantèlement. Il serait étonnant, en pleine guerre commerciale sino-américaine, de voir les EtatsUnis se priver d'une de leurs meilleures armes en sanctionnant leurs champions», estime Julien Leegenhoek, analyste en actions technologiques à l'Union Bancaire Privée (UBP). Pour lui, «le risque d'un réel affaiblissement des géants américains semble donc très limité, d'autant plus que les «poids lourds» chinois, eux, sont proches du pouvoir et collaborent sur de nombreux aspects».
Règles difficiles à mettre en oeuvre
L'analyste rappelle que malgré les amendes reçues en Europe «cela n'a pas fondamentalement changé la façon dont Google conduit son activité». Pour Julien Leegenhoek, «ce qui semble le plus probable, c'est une meilleure prise en compte des droits du consommateur et de la propriété des données, comme Mark Zuckerberg, directeur de Facebook, l'a appelée de ses voeux». Même si cela semble difficile à mettre en oeuvre, poursuit Jean-Pierre Hubaux. «Une possibilité, moins radicale que le démantèlement, est une définition rigoureuse des règles de comportement à suivre pour chacune de ces compagnies. Mais ceci est très difficile, voire impossible. Par exemple, on veut évidemment que les réseaux sociaux ne voient pas nos données et donc proposent un encryptage fort de celles-ci. Mais on veut aussi que les réseaux sociaux combattent le cyberharcèlement et la pédopornographie. Comment le faire sur des données fortement chiffrées?»
Beaucoup de questions ouvertes, donc, sur la volonté américaine de réguler un secteur crucial. Face aux autorités, si des enquêtes formelles devaient être lancées, les géants de la tech auraient bien sûr les moyens de répliquer via des recours et des contre-propositions. Les bras-defer éventuels pourraient durer des années. Et ils pourraient ne pas être du goût des actionnaires: lundi, l'annonce de ces premières investigations faisait chuter le titre d'Alphabet (Google) de 6,1%, celui de Facebook de 7,5% et celui d'Amazon de 4,6%.