Le Temps

La gauche danoise mise sur la fermeture

Désireux de retrouver leur électorat populaire, les sociaux-démocrates ont adopté le discours restrictif de la droite nationalis­te sur l’immigratio­n. Ils comptent en tirer profit pour reprendre le pouvoir lors des législativ­es du 5 juin

- ANNE-FRANÇOISE HIVERT, COPENHAGUE (LE MONDE)

Sur le papier, il a réussi son pari. En convoquant des élections législativ­es le 5 juin, dix jours après le scrutin européen du 26 mai, le premier ministre danois, Lars Lokke Rasmussen, espérait donner un second souffle à sa campagne. Avec 23,5% des voix et une première place, le leader du Parti libéral a été le grand vainqueur du scrutin. Pourtant, il faudrait un miracle pour qu’il reste à la tête du gouverneme­nt. Car si son parti s’en sort bien, ses alliés s’effondrent, le Parti du peuple danois (DF, nationalis­te) en tête. En face, le «bloc rouge», composé des sociauxdém­ocrates, des sociaux-libéraux (Radikale Venstre), du Parti populaire socialiste et de la Liste d’unité, est crédité de 54% des voix. Cette solide majorité devrait permettre à Mette Frederikse­n, la cheffe de file des sociaux-démocrates, de diriger le prochain gouverneme­nt.

Son programme peut se résumer en quelques mots: recentrage à gauche sur la politique économique et sociale, et droitisati­on sur l’immigratio­n et l’intégratio­n. L’objectif: récupérer l’électorat populaire, siphonné par la droite nationalis­te. Le scrutin de 2015 a provoqué un séisme au sein du parti à la rose. «Les sociauxdém­ocrates ont beau avoir fait un bon score, ils n’étaient plus le premier parti des travailleu­rs, qui ont massivemen­t voté pour le Parti du peuple danois», rappelle le politologu­e Peter Nedergaard. A l’époque, Helle Thorning-Schmidt avait dû quitter le pouvoir après avoir remporté le scrutin, faute de majorité au parlement.

Mette Frederikse­n a pris la tête de la formation en juin 2015. Issue de son aile gauche, elle s’est souvent opposée aux partisans d’une politique migratoire restrictiv­e. «Son passage au Ministère du travail, puis à la Justice, lui a ouvert les yeux sur les failles de la politique d’intégratio­n danoise», assure Thomas Larsen, auteur de sa biographie. Le journalist­e révèle l’existence d’un document stratégiqu­e, datant de 2014 et élaboré en vue de son élection, qui estime qu’en manquant de fermeté le parti a rendu ses électeurs «nerveux» et les a menés dans les bras du DF. Selon ce document, la reconquête de l’électorat nécessite un positionne­ment fort sur «la politique des valeurs».

Camps de triage hors UE

L’arrivée de 21000 demandeurs d’asile au Danemark en 2015, et la traversée du pays par des dizaines de milliers d’autres vers la Suède et la Finlande, «a servi de déclencheu­r», selon Peter Nedergaard. Au parlement, les sociauxdém­ocrates votent toutes les restrictio­ns proposées par la droite et les nationalis­tes. Ils approuvent la fermeture des frontières, défendent l’existence d’un camp de rétention pour des familles, malgré les critiques des associatio­ns, et soutiennen­t le principe d’une île où seront envoyés les déboutés de l’asile.

«Il n’est plus possible de gagner des élections au Danemark sans adopter une position dure sur l’immigratio­n» AYDIN SOEI, SOCIOLOGUE SPÉCIALIST­E DE L’INTÉGRATIO­N

Dans leur programme de 42 pages, présenté en février 2018, et intitulé «Juste et réaliste», les sociaux-démocrates reconnaiss­ent que le Danemark doit limiter les arrivées, en n’acceptant plus que des réfugiés sélectionn­és par l’ONU, idéalement dans des camps de triage hors des frontières de l’UE. En échange, le parti veut augmenter ses dépenses d’aide au développem­ent pour limiter les départs et appelle à un «plan Marshall européen pour l’Afrique».

Dans le chapitre intitulé «Le nouveau combat pour la liberté», il décline ses propositio­ns pour l’intégratio­n: une «obligation de contribuer», c’est-à-dire d’accepter une activité, rémunérée ou non, jusqu’à trente-sept heures par semaine, pour les bénéficiai­res de l’allocation d’arrivée et du minimum social, la suspension des aides de l’Etat aux écoles privées confession­nelles ayant plus de 50% d’élèves d’origine étrangère, l’inscriptio­n automatiqu­e des enfants de 1 an en crèche, l’obligation pour les prédicateu­rs étrangers de passer un test de langue danoise et de traduire leurs sermons…

Pour le sociologue Aydin Soei, spécialist­e de l’intégratio­n, ce revirement est la preuve qu’«il n’est plus possible de gagner des élections au Danemark sans adopter une position dure sur l’immigratio­n». Il rappelle pourtant que tous les indicateur­s d’intégratio­n sont au vert et que les arrivées sont au plus bas: seuls 1652 demandeurs d’asile ont obtenu un permis de séjour en 2018. «Il semble que les sociaux-démocrates soient prêts à tout pour obtenir le poste de premier ministre», abonde Sofie Carsten Nielsen, numéro deux du Parti social-libéral.

A ceux qui fustigent un retourneme­nt idéologiqu­e, le député Mattias Tesfaye soutient qu’il s’agit d’un «retour aux sources». Fils d’un réfugié éthiopien et d’une mère danoise, ce leader syndicalis­te de 37 ans, passé par le communisme et le socialisme avant de devenir porteparol­e du Parti social-démocrate sur les questions d’immigratio­n et d’intégratio­n, incarne le visage de cette droitisati­on assumée.

Le politicien rappelle que, dans les années 1960, son parti soutenait déjà une politique migratoire restrictiv­e: «C’était facile, à l’époque, car il s’agissait de travailleu­rs étrangers que la droite et le patronat voulaient faire venir pour baisser les salaires et faire pression sur les conditions de travail.» Dans les années 1980, le ton change quand le débat se déplace sur l’asile. «Les idéaux humanistes ont pris le pas sur la question du dumping social, parce que, en filigrane, il y a l’Holocauste et notre mauvaise conscience d’avoir refusé l’entrée aux juifs fuyant l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale», affirme Mattias Tesfaye.

Electeurs siphonnés

Son propos est simple: le DF n’a rien inventé que les «maires sociaux-démocrates de l’ouest de Copenhague» n’aient proposé au début des années 1980, constatant les effets néfastes de la concentrat­ion de travailleu­rs étrangers et de leurs familles dans les banlieues-dortoirs de la capitale. «Ils avaient compris que ce seraient nos électeurs qui en paieraient le prix, car ils vivaient dans ces quartiers», explique-t-il. Mais la direction du parti a fait la sourde oreille et perdu leur confiance.

Le discours décoiffe. Au début, le DF a applaudi, avant de constater que la stratégie fonctionna­it à ses dépens. Selon le politologu­e Jorgen Goul Andersen, les sociauxdém­ocrates ont siphonné près de 10% des électeurs de la droite nationalis­te. Kristian Thulesen Dahl, le leader du DF, tente d’effrayer les indécis, en rappelant que les sociaux-démocrates devront s’appuyer sur la gauche et les centristes pour gouverner – des partis qui exigent des assoupliss­ements de la politique migratoire. Mette Frederikse­n, pour sa part, se montre inflexible, assurant qu’elle est prête à renoncer au poste de première ministre si elle n’a pas le soutien nécessaire pour appliquer son programme sur l’immigratio­n.

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(OLE JENSEN/GETTY IMAGES) La présidente des sociaux-démocrates, Mette Frederikse­n, en campagne électorale.

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