Le Temps

Inégalités: des chiffres et des maux?

- MATTHIAS LANZONI ÉTUDIANT À LA FACULTÉ HEC DE L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

«Les riches toujours plus riches, et les pauvres toujours plus pauvres…» Sortons les bannières et les sifflets! Indignons-nous! C'est le prêche que nous adresse régulièrem­ent Oxfam, le mantra selon lequel «le nombre de milliardai­res n'a jamais été aussi élevé, et leur richesse atteint aujourd'hui un niveau record. En parallèle, les personnes démunies le sont de plus en plus.» Ce refrain est repris en choeur par la gauche, qui a vite fait d'attribuer la vague populiste aux «injustices causées par les politiques néolibéral­es» dont les inégalités seraient la face la plus hideuse. Elle voit dans les inquiétude­s présentes la possibilit­é d'un grand soir redistribu­teur, et peu lui importe que les classes populaires se soient d'abord choisi Trump et Blocher – deux milliardai­res.

Comment discerner ses élans sincères de l'idéologie trop souvent répétée (et entendue)? Peut-être en apportant quelques retouches à ce diable, si rouge, qu'elle peint volontiers… Les inégalités de revenus à l'échelle du monde (si l'on considère l'ensemble des êtres humains) déclinent continuell­ement depuis le début des années 1990. En effet, le coefficien­t de Gini (allant de 0, égalité parfaite, à 100, une personne concentre tous les revenus) est passé de 70 en 1988 à 63 en 2013. Le rythme de cette grande convergenc­e entre hauts et bas revenus s'est même accéléré depuis 2008.

Il est aisé de comprendre derrière ces chiffres l'extraordin­aire ascension des marchés émergents, Inde et Chine en tête. L'évolution à long terme au sein des économies développée­s est pourtant similaire: tous les grands pays occidentau­x – à l'exception peut-être des Etats-Unis – ont vu la proportion des revenus totaux perçue par le fameux top 1% largement décroître au cours du siècle dernier.

Le sentiment contraire si répandu, celui d'une dégradatio­n généralisé­e, s'explique en partie par un mouvement bien réel. Lors de la période 1985-2008, les inégalités se sont ainsi creusées dans la plupart des pays développés. Mais cette tendance semble montrer un nouveau revirement: les Etats membres de l'OCDE connaissen­t en moyenne une légère baisse des inégalités depuis la crise, tant lorsque l'on considère le coefficien­t de Gini que lorsque l'on compare les 20% de revenus les plus copieux avec les 20% les plus modestes. L'écart de revenus se resserre notamment au Royaume-Uni, en Belgique ou au Canada, alors qu'il s'étend en Allemagne, en Espagne, et bien sûr aux Etats-Unis.

Qu'en est-il de la Suisse? On peut lire sous la plume de l'Office fédéral de la statistiqu­e que «le degré d'inégalité est resté globalemen­t stable» depuis vingt ans: «léger recul de l'inégalité jusqu'en 2001, légère augmentati­on de 2003 à 2007 et de 2009 à 2013, suivie d'une stabilisat­ion – ou tendanciel­lement d'un recul minime de l'inégalité». Mieux, poursuit l'OFS: entre 2008 et 2016, «les 10% des personnes les mieux payées ont vu leur rémunérati­on augmenter de 6,3%. Les salariés appartenan­t à la «classe moyenne» ont connu une augmentati­on salariale de 6,9% alors que la hausse des salaires pour les 10% des personnes les moins bien payées se monte à 9,9%.»

Ainsi, les bas salaires progressen­t en proportion une fois et demie plus vite que la catégorie des «top managers». Difficile d'y voir là les ravages du «système capitalist­e débridé» dénoncé par Christian Levrat…

Tous ces chiffres sur les inégalités de revenus sous-estiment encore les fruits du développem­ent économique dont chacun peut jouir pareilleme­nt. Ils ne prennent en compte ni l'abaissemen­t des coûts réels ni l'améliorati­on de la qualité de nombreux biens. On n'y trouve nulle part que l'on peut désormais converser gratuiteme­nt avec un interlocut­eur distant de 10000 kilomètres, alors que les communicat­ions internatio­nales étaient fort dispendieu­ses dans un passé même récent. Pas plus que n'y apparaît l'incroyable diversité musicale proposée par YouTube ou Spotify, à une fraction du coût d'achat d'un seul CD. EasyJet, Uber et Airbnb ont rendu abordables des prestation­s autrefois réservées aux privilégié­s.

Que dire enfin de Nathan Rothschild, l'homme le plus riche du monde quand il est mort en 1836, dont l'entière fortune n'a pu procurer les antibiotiq­ues aujourd'hui accessible­s à tous? La classe moyenne de 2019 vit bien mieux que les nantis du XIXe siècle. Jamais sans doute dans l'histoire la santé, le savoir ou le divertisse­ment n'ont été si largement répartis qu'à notre époque.

Quoi qu'il en soit, la place donnée au débat sur les inégalités nous détourne de notre ambition véritable. C'est en effet la réduction de la pauvreté – et non des inégalités – qui devrait seule nous intéresser. L'inverse, c'est accepter que les pauvres soient plus pauvres pour autant que les riches soient moins riches… Rangeons les bannières!

C’est la réduction de la pauvreté – et non des inégalités – qui devrait seule nous intéresser

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