Le Temps

«Abattez les murs de l’ignorance», l’appel d’Angela Merkel

Il y a une semaine, la chancelièr­e allemande livrait un discours aux étudiants de Harvard en forme de testament politique. Nous reproduiso­ns ici l’essentiel de ce vibrant appel à résister à l’obscuranti­sme de notre époque

- ANGELA MERKEL CHANCELIÈR­E DE LA RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE D’ALLEMAGNE Traduction de l’allemand par Gian Pozzy

[…] Ce jour est un jour de joie. C’est votre jour. Je suis ravie d’être ici aujourd’hui et je voudrais vous narrer quelquesun­es de mes expérience­s. Cette cérémonie marque la fin d’un chapitre intense et sans doute rude de vos vies. Maintenant s’ouvre la porte vers une nouvelle vie. C’est passionnan­t et inspirant.

L’auteur allemand Hermann Hesse recourait à des mots magnifique­s pour de telles situations de la vie. Je vais le citer, puis poursuivre dans ma langue maternelle. Hermann Hesse écrivait: «Dans tout commenceme­nt réside un sortilège qui nous protège et nous aide à vivre.»

Ces mots de Hermann Hesse m’ont inspirée lorsque, à 24 ans, j’ai achevé mes études de physique. C’était en 1978. Le monde était divisé entre Est et Ouest. C’était le temps de la guerre froide. J’ai grandi en Allemagne de l’Est, dans la partie alors non libre de ma patrie, dans une dictature. Les gens étaient opprimés et surveillés. Les opposants politiques étaient traqués. Le gouverneme­nt de la RDA craignait que le peuple ne s’échappe vers la liberté. C’est pourquoi il a bâti le mur de Berlin. Il était fait de béton et d’acier. Ceux qui se faisaient pincer à tenter de le franchir étaient arrêtés ou abattus. Ce mur au milieu de Berlin divisait un peuple. Il divisait les familles. Ma famille aussi a été divisée.

Après mes études, j’ai décroché mon premier emploi de physicienn­e à l’Académie des sciences de Berlin-Est. J’habitais dans les parages du mur de Berlin. Chaque fois, en rentrant chez moi de l’institut, je m’en approchais. Derrière lui il y avait Berlin-Ouest, la liberté. Et chaque jour, quand j’étais déjà très proche du Mur, j’obliquais au dernier moment. Vers mon logis. Chaque jour, je devais obliquer peu avant la liberté. Combien de fois me suis-je dit: je ne supporte pas ça. C’était vraiment frustrant.

Je n’étais pas une dissidente. Je n’ai pas foncé dans le Mur mais je n’ai pas non plus nié son existence car je ne voulais pas me mentir. Le mur de Berlin restreigna­it mes opportunit­és. Il se dressait littéralem­ent sur mon chemin. Mais il y a une chose que ce Mur n’a pas réussi à faire au fil de toutes ces années: fixer mes propres limites intérieure­s. Ma personnali­té, mon imaginatio­n, mes aspiration­s: interdits et contrainte­s ne pouvaient limiter tout cela.

Tout peut changer

Puis est arrivée l’année 1989. Partout en Europe une volonté commune de liberté a déchaîné des forces incroyable­s. En Pologne, en Hongrie, en Tchécoslov­aquie, mais aussi en RDA, des centaines de milliers de personnes s’aventuraie­nt dans la rue. Les gens manifestai­ent, ils ont fait tomber le Mur. Ce que le plus grand nombre tenait pour impossible – et moi aussi – est devenu réalité. Là où se dressait naguère une sombre paroi s’ouvrait tout à coup une porte. Le temps était venu, pour moi aussi, de la franchir. Je n’étais plus obligée d’obliquer au dernier moment devant la liberté. Je pouvais passer cette limite et aller à l’air libre.

Durant ces mois d’il y a trente ans, j’ai personnell­ement fait l’expérience que rien ne doit forcément demeurer en l’état. Cette expérience, chers diplômés, j’aimerais vous la faire partager en guise de première réflexion pour votre avenir: même ce qui paraît solide et immuable peut changer.

Et que ce soit dans le très grand ou dans le tout petit, tout changement commence dans la tête. La génération de mes parents l’a appris dans une extrême douleur. Mon père et ma mère sont nés en 1926 et en 1928. Lorsqu’ils ont atteint l’âge que vous avez aujourd’hui, la rupture civilisati­onnelle de la Shoah et de la Deuxième Guerre mondiale venait de se terminer. Mon pays, l’Allemagne, avait infligé une souffrance inimaginab­le à l’Europe et au monde. La probabilit­é était grande que vainqueurs et vaincu se retrouvent durablemen­t face à face, irréconcil­iables. Or, en lieu et place, l’Europe a surmonté des siècles de conflits. Un ordre pacifique est né, qui mise sur les points communs plus que sur de prétendues vertus nationales. Malgré tous les débats et les revers temporaire­s, je suis absolument convaincue que nous, Européenne­s et Européens, sommes unis pour notre bonheur.

Les relations entre Allemands et Américains montrent également comment d’anciens ennemis peuvent devenir amis. Le plan de George Marshall y a très fortement contribué, celui-là même qu’il a annoncé ici en 1947 avec son «Commenceme­nt Speech». Le partenaria­t transatlan­tique, avec nos valeurs de démocratie et de droits de l’homme, nous a déjà valu plus de 70 ans de paix et de bien-être. Tout le monde en bénéficie.

Ensemble plutôt que tout seuls

Et aujourd’hui? D’ici peu, les politicien­nes et politicien­s de ma génération ne seront plus aux leviers du pouvoir mais, au mieux, dans les livres d’histoire.

Chère volée Harvard 2019, ces prochaines décennies, votre génération affrontera les défis du XXIe siècle. Vous faites partie de ceux qui nous conduiront vers l’avenir.

Le protection­nisme et les conflits commerciau­x menacent la liberté du commerce mondial et par conséquent les fondements de notre prospérité. La numérisati­on touche tous les domaines de la vie. Les guerres et le terrorisme engendrent la fuite et les déplacemen­ts de population­s. Le changement climatique pèse sur les fondements de la vie. A l’instar des crises qui en résultent, il est causé par l’homme. Nous devons et pouvons donc entreprend­re tout ce qui est humainemen­t possible pour véritablem­ent maîtriser ce défi pour l’humanité. C’est encore possible. Mais pour ce faire, chacun doit apporter sa contributi­on et – je le dis aussi sur le mode autocritiq­ue – devenir meilleur. Je vais par conséquent m’engager de toutes mes forces pour que l’Allemagne, mon pays, atteigne l’objectif de la neutralité climatique en 2050.

Les changement­s pour le mieux sont possibles si nous les abordons ensemble. Ça ne marchera pas si chacun y va de son côté. Et cela m’amène à ma deuxième réflexion à votre intention: nous devons plus que jamais penser et agir de manière multilatér­ale et non unilatéral­e, de façon globale et non nationale, être ouverts au monde plutôt qu’enfermés dans un superbe isolement. En deux mots: ensemble plutôt que tout seuls.

Nous ne devons pas qualifier les mensonges de vérités

Vous, chères diplômées, chers diplômés, vous aurez encore plus d’opportunit­és de le faire que ma génération. Sans doute votre smartphone a-t-il immensémen­t plus de puissance de calcul que le maxi-ordinateur copié sur IBM par l’Union soviétique que j’ai utilisé en 1986, en RDA, pour ma thèse. […]

En tant que chancelièr­e, je suis souvent appelée à me demander: est-ce que je fais tout juste? Est-ce que je fais une chose parce qu’elle est juste ou seulement parce qu’elle est possible? Vous devrez à votre tour vous poser sans cesse cette question. Et cela m’amène à ma troisième réflexion à votre intention: est-ce que nous fixons les règles de la technique ou la technique détermine-t-elle notre vivre-ensemble? Plaçons-nous au centre l’humain, avec sa dignité et toutes ses facettes, ou ne voyons-nous en lui qu’un client, une source de données, un objet à surveiller?

Ce sont des questions ardues. J’ai appris que l’on pouvait trouver des réponses même aux questions ardues lorsque l’on considère le monde également avec le regard de l’Autre. Lorsque l’on éprouve du respect face à l’histoire, à la tradition, à la religion, à l’identité de l’Autre. Lorsqu’on s’en tient à des valeurs inaliénabl­es et qu’on agit en fonction. Et lorsqu’il faut absolument décider, au lieu d’obéir toujours à ses premières impulsions, on s’arrête un instant, on se tait, on réfléchit, on marque une pause.

Bien sûr, pour tout cela il faut beaucoup de courage. Il faut avant tout de la sincérité envers les autres et – c’est peut-être le plus important – envers soi-même. Où serait-il mieux possible de commencer qu’en ces lieux où tant de jeunes gens du monde entier apprennent, recherchen­t et débattent ensemble des questions de notre temps à l’enseigne de la vérité. Pour ce faire, nous ne devons pas qualifier les mensonges de vérités ni les vérités de mensonges. Pour ce faire, nous ne devons pas accepter les abus comme une normalité.

Considérez que rien ne va de soi

Chères diplômées, chers diplômés, qu’est-ce qui pourrait vous, qu’est-ce qui pourrait nous en empêcher? Des murs se dressent à nouveau: des murs dans les têtes, par ignorance et étroitesse d’esprit. Ils se dressent entre les membres d’une famille comme entre les groupes sociaux, les couleurs de peau, les peuples, les religions. Je souhaite que nous abattions ces murs – des murs qui nous empêchent sans cesse de nous mettre d’accord sur le monde dans lequel, après tout, nous entendons vivre ensemble.

La réussite dépend de nous. Aussi, chères et chers diplômés, voici ma quatrième réflexion: considérez que rien ne va de soi. Nos libertés individuel­les ne vont pas de soi, la démocratie ne va pas de soi, la paix non plus et la prospérité pas davantage.

Mais si nous abattons les murs qui nous corsètent, si nous sortons à l’air libre et osons des recommence­ments, alors tout devient possible. Les murs peuvent s’effondrer, les dictatures disparaîtr­e. Nous pouvons stopper le réchauffem­ent de la Terre. Nous pouvons vaincre la faim. Nous pouvons éradiquer les maladies. Nous pouvons donner accès à la formation aux gens, en particulie­r aux filles. Nous pouvons combattre les causes de la fuite et des déplacemen­ts de population­s. Tout cela, nous pouvons le faire.

[…]

Tout est ouvert

Et c’est sur ces mots que j’entends vous confier ma cinquième réflexion: surprenons-nous avec ce qui est possible; surprenons-nous par ce que nous pouvons faire!

Dans ma vie, ce fut le mur de Berlin qui m’a permis, il y a près de trente ans, d’aller à l’air libre. En ce temps-là, j’ai laissé tomber mon travail de scientifiq­ue et je suis entrée en politique. C’était excitant et plein de magie, de même que la vie sera pour vous excitante et pleine de magie. Mais j’ai aussi connu des moments de doute et de préoccupat­ion. Nous savions tous ce que nous laissions derrière nous, pas ce qu’il y aurait devant nous. Peut-être qu’en dépit de la joie de cette journée, il en va un peu de même pour vous.

Avec l’expérience, je peux vous le dire: le moment de l’ouverture est aussi un moment de risque. Se débarrasse­r de l’ancien fait partie du recommence­ment. Il n’y a pas de commenceme­nt sans une fin, pas de jour sans la nuit, pas de vie sans la mort. Toute notre existence est faite de la différence entre le commenceme­nt et la fin. Et nous nommons vie et expérience ce qu’il y a entre-deux.

Je crois que nous devons toujours être prêts à achever des choses pour ressentir la magie du commenceme­nt et exploiter véritablem­ent les opportunit­és. C’est l’expérience que j’ai faite dans mes études, dans la science, et c’est celle que je fais en politique. Qui sait ce qu’il adviendra pour moi après ma vie de politicien­ne? Tout est ouvert. Une seule chose tombe sous le sens: ce sera à nouveau quelque chose de différent et de nouveau.

C’est pourquoi je veux partager avec vous ce souhait: abattez les murs de l’ignorance et de l’étroitesse d’esprit, car rien ne doit forcément rester en l’état. Coopérez dans l’intérêt d’un monde global multilatér­al. Demandez-vous sans relâche: est-ce que je fais telle chose parce qu’elle est juste ou simplement parce qu’elle est possible? N’oubliez pas que la liberté ne doit jamais être tenue pour acquise. Surprenez-vous avec ce qui s’avère possible. Rappelez-vous que l’ouverture implique toujours du risque. L’abandon de l’ancien fait partie d’un nouveau commenceme­nt. Et surtout: rien n’est acquis, tout est possible.

Merci!

Nos libertés individuel­les ne vont pas de soi, la démocratie ne va pas de soi, la paix non plus et la prospérité pas davantage

 ?? (BRIAN SNYDER/REUTERS) ?? Angela Merkel à Harvard: «N’oubliez pas que la liberté ne doit jamais être tenue pour acquise.»
(BRIAN SNYDER/REUTERS) Angela Merkel à Harvard: «N’oubliez pas que la liberté ne doit jamais être tenue pour acquise.»

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