Le Temps

La mémoire blessée du jour le plus long

Caen, la préfecture du Calvados, accueille ce jeudi la rencontre entre Emmanuel Macron et Donald Trump, à l’issue des cérémonies de célébratio­n du 75e anniversai­re du Débarqueme­nt ouvertes mercredi à Portsmouth

- RICHARD WERLY, CAEN @LTwerly

Elles sont une vingtaine, toutes revêtues d’un survêtemen­t vert foncé barré, dans le dos, du logo «Normandy». Vingt lycéennes du St Georges College d’Ascot, près de Londres. Au-dessus de leurs têtes? Un chasseur britanniqu­e Spitfire, accroché au plafond du Mémorial de Caen, tandis qu’elles regardent, sur un écran géant, l’ouverture à Portsmouth des célébratio­ns du 75e anniversai­re du Débarqueme­nt. Devant les caméras, de l’autre côté de la Manche: la reine Elisabeth, Donald Trump, Theresa May, Emmanuel Macron, Angela Merkel et le Canadien Justin Trudeau. Cynthia, l’une des lycéennes, note les mots prononcés par la souveraine, qui venait d’avoir 18 ans lorsque l’opération «Overlord» fut lancée, dans la nuit du 5 au 6 juin 1944: «Nous n’oublierons jamais l’héroïsme, le courage et le sacrifice de ceux qui ont perdu leur vie. C’est avec humilité et plaisir qu’au nom du pays tout entier – en fait du monde libre – je vous dis à tous: merci!»

Frank Judd est, lui, moins poétique. Sur sa casquette, le nom d’un navire se détache: USS Samuel Chase. Un navire de transport des gardes-côtes américains chargé, durant la nuit du Débarqueme­nt, de convoyer vers l’enfer des milliers de soldats. Frank vient de la base aérienne de Ramstein, en Allemagne, où son épouse, plus jeune, travaille dans l’administra­tion de l’US Air Force. A ses côtés: une dizaine d’autres engagés, ou retraités, des forces armées américaine­s. Au Mémorial de Caen, dans le bunker qui abritait le 6 juin 1944 l’état-major du général Wilhelm Richter, commandant de la 216e division d’infanterie allemande, Frank et ses compagnons ont du mal à réfréner leurs réprimande­s. Une escouade de policiers et de démineurs passe au crible le musée, que devraient visiter ce jeudi Donald et Melania Trump. «Nous sommes venus au secours de l’Europe et voilà que maintenant tout ce qui vient des Etats-Unis est rejeté», fulmine Frank, fier d’avoir trouvé sur internet une jeep d’époque à louer pour trimbaler son groupe dans les rues de Caen. Le véhicule est d’ordinaire loué par un collection­neur français pour le cinéma. La jeep Willy’s est garée au parking du Mémorial. Frank n’en démord pas: «Pas mal d’Américains sont en colère. Ils trouvent les Français ingrats, 75 ans après l’invasion.»

«Invasion»?

«Invasion»: le terme employé par les Alliés et les reporters présents le D-Day n’a jamais plu aux Français, qui lui préfèrent «Débarqueme­nt». Et la mémoire de la ville de Caen, où Donald Trump et Emmanuel Macron doivent se retrouver après une cérémonie au cimetière américain de Colleville-sur-Mer, reste une mémoire blessée. Pour le QG du général Eisenhower, la préfecture du Calvados devait être reprise dès le 7 juin, grâce à l’étau des forces américaine­s, débarquées à Omaha Beach, et britanniqu­es, débarquées sur Sword. Erreur. Le soir du D-Day, les Alliés patinent. Le maréchal anglais Montgomery bute devant la 7e armée allemande de son vieil adversaire, le maréchal Erwin Rommel. Cinq offensives seront nécessaire­s pour venir à bout de cette résistance. Caen sera bombardée, éventrée, rasée. Puis enfin libérée le 20 juillet. Entre-temps, la population civile a payé le prix fort. Sous une pluie d’obus, presque 5000 civils français ont trouvé la mort. Les premiers à tomber, dans la nuit du 5 au 6 juin, ont été une cinquantai­ne de résistants arrêtés à la fin de mai et massacrés par les nazis dès les premiers bombardeme­nts dans la prison de la ville. Emmanuel Macron, de retour de Porstmouth, leur a rendu hommage sur place mercredi soir tandis que des avions d’époque, Spitfire et Dakota, survolaien­t la ville et que retentissa­it une Marseillai­se chantée par les élèves du Collège Jean-Moulin.

«Bloody Omaha»

Que dira Donald Trump au cimetière de Colleville-sur-Mer qui domine «Bloody Omaha», Omaha la sanglante? 2500 GI’s périrent sur son sable le D-Day. Répétera-t-il ces mots de la déclaratio­n de Portsmouth, qui réitère l’engagement des Alliés «envers ces valeurs communes de démocratie, de tolérance et d’Etat de droit, parce qu’elles soutiennen­t la prospérité de nos peuples»? Frank, le retraité venu d’Allemagne, balaie la formule. Il fustige, comme Trump, le manque d’effort budgétaire des Européens en matière de défense. «Croyez-vous que l’on se bat avec des mots?» interroge-t-il, au-dessus de la maquette des plages du Débarqueme­nt du Mémorial de Caen. «La réponse est non. Jamais les nazis n’auraient été vaincus sans notre effort de guerre. Trump dit vrai.»

La Seconde Guerre mondiale est aussi, pour Donald Trump, une histoire familiale. Son grand-père, Frederick, était né en Allemagne avant d’émigrer en 1885. Né en 1905, son père, Fred, après avoir renié ses origines, travailla pour la marine durant le conflit en construisa­nt des casernes. L’actuel locataire de la Maison-Blanche est né en juin 1946. Alors que les GI’s survivants du D-Day revenaient parfois tout juste en Amérique…

A Caen, sur le boulevard des Alliés, la plupart des cafés et restaurant­s seront fermés ce jeudi, vu l’impression­nant dispositif de sécurité. Sur leurs façades, les drapeaux alliés et allemands sont côte à côte. Pas de drapeau russe en revanche, Vladimir Poutine sera absent. 75 ans après, la légende de la réconcilia­tion a souvent remplacé l’histoire que les cinq vétérans décorés aujourd’hui de la Légion d’honneur ont vécue en direct. Règlements de comptes à l’ombre du Débarqueme­nt, abus commis par les Alliés contre les civils français, rivalités entre résistants et Forces françaises libres… Les blessures n’ont pas besoin d’être rouvertes par Donald Trump. Elles perdurent, disséquées dans la noria de livres présentés au Mémorial de Caen. Le D-Day, comme le pressentit Eisenhower devant les journalist­es embarqués, fut tout sauf «une corbeille de roses».

«Jamais les nazis n’auraient été vaincus sans notre effort de guerre. Trump dit vrai»

FRANK JUDD, VÉTÉRAN

Donald et Melania Trump, face à la reine Elisabeth lors des célébratio­ns de Portsmouth, hier mercredi.

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(TOLGA AKMEN/AFP)

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