A Prague, la Tchéquie tangue
Le populiste et milliardaire premier ministre Andrej Babis est soupçonné de fraude aux subventions européennes et de conflit d’intérêts. Ses affaires ont un écho jusqu’en Suisse, où vit son fils
Les tramways avaient du mal à passer tant la foule était compacte mardi soir à Prague sur la place Venceslas. Les organisateurs du groupe «Un million de moments pour la démocratie» ont réussi leur pari, avec selon eux 120000 participants, soit l’une des plus grandes manifestations depuis la Révolution de velours qui mit fin au régime communiste en 1989.
Jeunes, moins jeunes, provinciaux et habitants de la capitale ont repris en choeur quelques slogans dirigés principalement contre l’actuel chef du gouvernement et sa ministre de la Justice.
«Vous écrivez pour un quotidien suisse?» Frantisek, retraité depuis peu, portait une pancarte «Démission!» sur l’épaule. «Vous savez alors que cet homme est même capable de mettre en danger sa famille pour ne pas lui nuire!» Une référence à la rocambolesque affaire dans laquelle figure le fils aîné d’Andrej Babis, citoyen helvétique, retrouvé à Genève après avoir été «exfiltré» en Crimée selon des médias tchèques.
Plusieurs autres membres de la famille d’Andrej Babis sont concernés par la fraude soupçonnée aux subventions européennes pour la construction de son complexe touristique du «Nid de cigognes».
Ce n’est pas le seul caillou dans la chaussure du premier ministre tchèque, deuxième fortune du pays et fondateur d’Agrofert, géant des secteurs agro-chimique et médiatique, qui fait l’objet d’un projet de rapport d’audit de la Commission européenne récemment publié par la presse locale.
«Il y a dans ce rapport de 70 pages beaucoup de doutes sur la responsabilité de politiciens, fonctionnaires et managers d’Agrofert et tous ces gens sont en situation de potentiels conflits d’intérêts sanctionnés par la loi», selon David Ondracka, directeur de la branche tchèque de l’ONG anti-corruption Transparency International.
Devant les députés, Andrej Babis a dénoncé cet audit européen qu’il considère être «une attaque contre la République tchèque et les intérêts du pays». Laissant poindre davantage l’accent de sa Slovaquie natale comme à chaque fois qu’il s’énerve, le premier ministre a traité de «balances» ceux qui fournissent à Bruxelles des informations sur ses activités puis a désigné – de manière peu originale dans la région – le financier américain d’origine hongroise George Soros comme responsable de la campagne menée par «l’ONG corrompue Transparency International», dont il avait pourtant débauché l’ancienne directrice pour la faire élire sur la liste de son parti ANO à la mairie de Prague.
«La défense d’Andrej Babis est plutôt inquiétante et montre bien la manière dont il conçoit le pouvoir et son exercice, estime Martin Michelot, directeur adjoint de l’institut Europeum. Après, il faut aussi se demander ce que Babis aurait pu faire de plus pour se prémunir contre de tels conflits d’intérêts, et il faudra aussi établir – chose compliquée à faire – qu’il a joué un rôle actif dans l’octroi de fonds européens à Agrofert.»
D’ordinaire si sûr de lui, le businessman devenu politicien subit une pression assez inhabituelle à Prague, pas seulement les jours de manifestation. Près d’un parc de la capitale, les fans de jeu d’évasion peuvent désormais «Attraper Bures», du nom de code sous lequel figure Andrej Babis dans les archives de la StB, l’ancienne police secrète communiste, avec en vitrine sa caricature revêtue d’un uniforme de prisonnier…
«Même si certains conservateurs estiment que seule l’élite est dans la rue et que le peuple n’y est pas représenté dans son ensemble, la dernière manifestation m’a donné l’impression que ce mouvement de protestation pourrait finir par coûter son poste à Andrej Babis», indique la journaliste Sacha Uhlova, pas rassurée pour autant sur la direction que prendrait le pays après un potentiel départ de celui parfois qualifié de «Donald Trump tchèque».
Andrej Babis était d’ailleurs mercredi avec le président américain parmi les invités à Portsmouth pour célébrer l’anniversaire du Débarquement. A l’international, le chef du gouvernement tchèque tente de se forger une image d’homme d’Etat, bien aidé en cela par ses talents de négociateur et sa maîtrise de plusieurs langues étrangères. Entre-temps, il avait dû s’excuser pour avoir déclaré que les manifestants n’étaient que «des gens qui avaient seulement profité du beau temps pour aller voir des concerts».
Une nouvelle manifestation est prévue à Prague le 23 juin. La trêve estivale s’annonce ensuite bénéfique pour Andrej Babis, mais l’automne pourrait n’en être que plus mouvementé, à l’approche de l’anniversaire de la chute du communisme. «C’est vrai que la perspective de célébrer en novembre prochain les trente ans de la Révolution de velours avec à la tête du gouvernement un ancien agent de la police communiste pourrait pousser les gens à protester en masse», estime Sacha Uhlova, fille d’anciens dissidents emprisonnés avant 1989. ▅
«La défense d’Andrej Babis est plutôt inquiétante et montre bien la manière dont il conçoit le pouvoir et son exercice» MARTIN MICHELOT, DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT EUROPEUM