Le Temps

Les paquebots asphyxient les côtes

Les géants des mers émettent davantage d’oxyde de soufre en Europe que les 260 millions de voitures du continent, révèle une étude inédite. Leurs émanations sont encore plus toxiques que le diesel

- STÉPHANE MANDARD (LE MONDE)

Dimanche 2 juin, les habitants de Venise (Italie) ont eu une grosse frayeur – suivie d’une grosse colère – en voyant le MSC Opera, un mastodonte de 67000 tonnes, dériver dans le canal de la Giudecca puis percuter le quai de la promenade des Zattere.

Mais les bateaux de croisière ne sont pas seulement un danger pour les Vénitiens. Ils représente­nt aussi une menace globale pour la santé des population­s qui vivent dans les grandes villes portuaires européenne­s et sont régulièrem­ent exposés aux gaz toxiques recrachés par ces géants des mers.

Selon une étude inédite publiée mercredi 5 juin par l’ONG Transport & Environmen­t, le leader mondial de la croisière de luxe, Carnival Corporatio­n, a émis à lui seul en 2017 dix fois plus d’oxyde de soufre (SOx) autour des côtes européenne­s que l’ensemble des 260 millions de véhicules du parc européen. L’entreprise possède une flotte de 94 bateaux dont la moitié opère en Europe. Contacté par Le Monde, l’avocat du groupe américain en France n’a pas souhaité faire de commentair­e avant de prendre connaissan­ce de l’étude.

Le numéro deux mondial, Royal Carribean, propriétai­re notamment du Symphony of the Seas, le plus gros paquebot du monde (362 mètres de long et plus de 8000 passagers à bord) en a, lui, rejeté quatre fois plus.

60 000 décès prématurés

Avec les particules fines et les oxydes d’azote (NOx), les SOx (dont le dioxyde de soufre, SO2) font partie des principaux polluants de l’air – dont le premier émetteur est l’industrie.

Les effets sanitaires de la pollution des navires commencent à être documentés. En 2015, des chercheurs de l’Université de Rostock (Allemagne) avaient estimé que les émissions du transport maritime étaient responsabl­es d’environ 60000 décès prématurés par an en Europe. La principale raison tient à la piètre qualité du carburant. Les navires utilisent un fioul lourd (peu raffiné) dont les émanations sont beaucoup plus toxiques que celles du déjà très décrié diesel. Les teneurs en soufre admises en mer sont jusqu’à 1500 fois plus élevées que celles autorisées pour le diesel des voitures (1,5% contre 0,001%).

En 2017, 203 navires de croisière ont fait escale dans des ports européens, selon les chiffres officiels du système d’identifica­tion automatiqu­e des navires. En se fondant sur l’analyse de données satellites, Transport & Environmen­t a pu estimer leurs émissions de polluants et retracer leurs parcours. Selon les calculs de l’ONG, l’ensemble des navires a émis environ 60000 tonnes de SOx.

L’Espagne est le pays le plus exposé, devant l’Italie, la Grèce, la France et la Norvège. Au palmarès des villes, c’est Barcelone qui respire le plus de SOx devant Palma de Majorque et Venise. Marseille arrive en huitième position; les 57 bateaux qui ont fait escale dans la cité phocéenne en 2017 ont rejeté 15 tonnes de SOx, soit près de quatre fois plus que tous les véhicules circulant en ville.

Un cocktail dangereux

Mais la pollution ne s’arrête pas au soufre. Ils ont également émis des oxydes d’azote, un autre gaz très toxique, dans des quantités importante­s: l’équivalent du quart des NOx rejetés par les 340000 voitures. Pour l’ensemble des 203 navires de croisière, l’étude arrive à un total de 155000 tonnes de NOx. Et le long des côtes de certains pays comme la Norvège, le Danemark, la Grèce ou la Croatie, les émissions de NOx dues aux bateaux dépassent celles des flottes automobile­s.

Des SOx, des NOx mais également des particules fines (10000 tonnes), les plus dangereuse­s pour la santé: ce cocktail contribue de manière significat­ive à la dégradatio­n de la qualité de l’air dans les grandes villes portuaires.

C’est le cas de Marseille où, selon les données de l’organisme de surveillan­ce Air PACA, les navires seraient à l’origine d’environ 10% de la pollution atmosphéri­que dont souffrent les habitants de la cité phocéenne. Et la situation risque de s’aggraver. En 2017, les paquebots ont déversé 1,6 million de touristes dans les rues de la ville, qui vise la place de premier port de croisière méditerran­éen, avec 2 millions de passagers en 2020.

Les villes du pourtour méditerran­éen sont les plus touchées. Une raison principale à ce phénomène: contrairem­ent aux riverains de la Manche, de la mer du Nord et de la Baltique, ceux du bassin méditerran­éen ne bénéficien­t pas d’une zone d’émission contrôlée de soufre (SECA), qui contraint depuis 2015 les navires à utiliser un carburant dont la teneur en soufre ne peut pas excéder 0,1%. «Inacceptab­le»

Transport & Environmen­t, dont le siège est à Bruxelles, demande à l’Union européenne (UE) d’étendre cette SECA à toute l’Europe et d’engager le plus rapidement possible la transition vers des «ports à zéro émission» en intensifia­nt l’électrific­ation des quais.

L’ONG en appelle aussi aux municipali­tés. «Les paquebots de croisière de luxe sont de véritables villes flottantes propulsées par les carburants les plus sales qui soient, commente Faig Abbasov, qui a dirigé l’étude pour Transport & Environmen­t. Les villes interdisen­t à juste titre les voitures diesel, mais elles accordent toujours un laissez-passer aux compagnies maritimes qui menacent la santé des croisiéris­tes et des riverains. C’est inacceptab­le.»

A l’initiative du gouverneme­nt français, un groupe de travail a été constitué pour convaincre l’Organisati­on maritime internatio­nale (OMI) de classer le pourtour méditerran­éen et les côtes Atlantique­s en SECA. La démarche s’annonce longue.

A plus brève échéance, l’OMI a décidé d’abaisser le taux de soufre dans le fioul à 0,5%. Mais encore faudra-t-il que les navires respectent cette nouvelle limite. Fin novembre 2018, pour la première fois en France, le capitaine d’un navire de croisière, l’Azura, a été condamné à une peine de 100000 euros par le Tribunal correction­nel de Marseille pour «pollution», parce qu’il avait utilisé un carburant qui dépassait la limite autorisée en soufre. L’Azura appartient au groupe Carnival.

«Les villes interdisen­t les voitures diesel mais elles accordent toujours un laissez-passer aux compagnies maritimes»

FAIG ABBASOV, DE L’ONG TRANSPORT & ENVIRONMEN­T

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(DANIEL PEREZ GARCIA-SANTOS/GETTY IMAGES) Le Symphony of the Seas, le plus gros paquebot du monde, à Malaga. L’Espagne est le pays d’Europe le plus exposé.

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