Dans les coulisses du Montreux Jazz avec Jacquelyne Ledent-Villain, qui accueille les artistes
VISAGES DE MONTREUX (3/5) Responsable de l’accueil, la Franco-Suisse ne connaissait rien à l’industrie musicale avant de venir dépanner Claude Nobs au Jazz en 1974. Employée durant trente-cinq ans par Warner, elle a vécu de l’intérieur l’âge d’or des géan
Lorsqu’on la croise devant l’entrée du stade de la Saussaz, qui samedi dernier accueillait l’unique étape helvétique de la tournée d’adieu d’Elton John, Jacquelyne Ledent-Villain est, comme tout le monde, plus préoccupée par la chaleur assommante que par la couleur des lunettes que portera le chanteur. «C’est brutal», assène-t-elle, éventail à la main. Elle est là pour saluer quelques personnes de l’entourage de Sir Elton, et se réjouit déjà de retrouver la fraîcheur de son bureau. Le Montreux Jazz sera encore long, pas question de s’épuiser d’emblée.
La Franco-Suisse est responsable de l’accueil des artistes. Converser avec elle est la promesse de récolter des anecdotes à foison – d’entendre par exemple comment elle a passé un après-midi de 1976 à surveiller Nina Simone, afin de s’assurer
qu’elle soit en état d’assurer son concert.
Des artistes, elle a en côtoyé beaucoup, dans le cadre du festival bien sûr, mais surtout au cours des quelque trente-cinq années durant lesquelles elle a travaillé pour le géant Warner Elektra Atlantic Records (WEA), qui deviendra dans les années 2000 Warner Music. Quelques jours avant le concert événement d’Elton John, c’est au Montreux Jazz Café qu’on la retrouvait. Le tutoiement est avec elle immédiat; «ce qui n’empêche pas le respect», glisse celle qui s’amuse d’être, depuis la disparition de son ami Claude Nobs, la doyenne du festival.
Qui est Keith Richards?
Jacquelyne Ledent-Villain est née en Allemagne durant la Deuxième Guerre mondiale. Ses parents avaient été déportés dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO). «J’ai grandi en ignorant totalement qu’il existait quelque chose qu’on appelait music business, rigole-telle. Ma passion, c’était la littérature.» C’est ainsi qu’elle est dans une première vie prof de français. Son premier emploi, elle l’obtient à Neuchâtel en 1967.
Elle s’installe ensuite à Montreux, où elle se marie en 1971. C’est trois ans plus tard que sa carrière, subitement, bascule. «Un jour, l’assistante de Claude Nobs, que je connaissais, m’appelle pour me dire qu’un type qui travaillait pour le festival venait d’être hospitalisé. Elle m’a alors proposé de venir les dépanner, et j’ai accepté. C’est comme ça que j’ai rencontré Claude et aussi Nesuhi Ertegün, le big boss de WEA International. J’ai vraiment eu l’impression de découvrir un autre monde.»
A sa plus grande surprise, Jacquelyne Ledent-Villain reçoit une semaine après le festival un coup de fil du fondateur du Montreux Jazz, qui vient alors d’être engagé par WEA. Il veut la recruter. «J’avais alors 30 ans, je venais de divorcer et savais que Voltaire et Molière n’allaient pas changer. Je me suis donné six mois pour voir si ça me plaisait.» Elle ne sortira plus de ce music business dont elle ignorait tout, ce que Claude Nobs constatera très vite lorsqu’il lui parlera de Keith Richards: «Tu ne sais pas qui c’est? Tu as quand même entendu parler des Rolling Stones?» Jacquelyne Ledent-Villain ne connaissait que Mick Jagger. «J’ai alors commencé à faire mes devoirs: chaque week-end, je ramenais des piles de vinyles, et j’ai commencé à lire la revue Billboard comme la Bible.»
Quelques années plus tard, elle prend sa revanche lorsqu’elle assiste à Londres à l’explosion punk. «Claude, ça lui est complètement passé au-dessus de la tête. Quand je lui faisais écouter les 45 tours de groupes comme Siouxsie and the Banshees, c’est lui qui ne reconnaissait rien.»
Jacquelyne Ledent-Villain s’épanouit dans son travail, tant et si bien qu’en 1983 WEA lui propose de s’installer dans la capitale anglaise pour prendre la responsabilité de son bureau international. Elle y passe plus de vingt ans. Lorsqu’elle le peut, elle continue de fréquenter le Montreux Jazz, donne un coup de main si l’occasion se présente. «Contrairement à ce qu’on croit, je n’ai jamais été engagée par le festival.»
Tracy et Stevie
Responsable de la promotion, elle passe six mois par année sur la route avec des artistes. «Et crois-moi, lorsque tu es trois semaines non-stop avec quelqu’un, tu sais rapidement à qui tu as affaire.» Elle raconte ainsi comment elle a recadré les chanteuses du groupe de R’n’B En Vogue, qui lors de l’enregistrement d’une émission allemande avaient accumulé les caprices.
Elle se souvient aussi des débuts de Tracy Chapman, adorable en privé mais mutique face à la presse – «je l’avais surnommée l’huître» – et qui avait vu sa carrière lancée lorsqu’en juillet 1988 elle s’était produite à Wembley à l’occasion d’un concert géant organisé pour les 70 ans de Nelson Mandela. «En début de soirée, Stevie Wonder avait dû annuler sa performance parce qu’il lui manquait des bandes préenregistrées pour son synthétiseur. Tracy avait déjà joué vers midi, mais comme on était encore là, elle a accepté de le remplacer au pied levé. Le lendemain, ses ventes se sont envolées.»
Le temps passe vite lorsqu’on écoute Jacquelyne Ledent-Villain raconter une conférence de presse organisée pour Led Zeppelin ou se souvenir des hardrockeurs d’AC/DC, vus pour la première fois devant quelques dizaines de personnes et retrouvés des années plus tard au Stade de France face à 80000 fans. Depuis qu’elle ne travaille plus pour Warner, elle est donc responsable de l’accueil du Montreux Jazz. Elle fonctionne à l’ancienne, ne quittant jamais un cahier dans lequel elle note tout – une page par jour, une couleur par salle.
«Mais ce job, ce n’est pas toute ma vie. Le jour où l’on me dit qu’on n’a plus besoin de moi, pas de souci, j’arrête.» Et d’évoquer encore sa passion pour les voyages, la découverte d’autres cultures. Durant ses années Warner, partir seule durant trois semaines était une nécessité. Elle s’est dans les années 1980 fixé une règle de plus en plus difficile à respecter: ne visiter que des pays sans McDonald’s.
Au Yémen, elle a joué au foot avec des gamins; au Waziristan, elle était quasiment la seule touriste. Sa découverte des temples d’Angkor, dont elle rêvait depuis l’enfance, fut un grand moment. Elle avait alors profité d’une tournée mondiale de Phil Collins qui s’achevait aux Philippines pour visiter le Laos et le Cambodge. Avec Jacquelyne Ledent-Villain, la musique n’est quand même jamais très loin.
«J’ai grandi en ignorant totalement qu’il existait quelque chose qu’on appelait «music business», rigole-t-elle. Ma passion, c’était la littérature»